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Reprise de Monsieur Motobécane

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J'ai vu Monsieur Motobécane au Lucernaire il y a ... très longtemps. C'était en avril 2009 et je m'en souviens parfaitement, tant l'interprétation de Bernard Crombey m'avait touchée.

Apprenant qu'une représentation exceptionnelle (qui sera je l'espère suivie par d'autres) est programmée au théâtre Antoine le lundi 26 mars à 20 heures, j'ai jugé utile de republier la chronique que j'avais écrite à l'époque. 

On devrait savoir qu’il ne faut pas sortir une phrase de son contexte. Les hommes (et les femmes) politiques paient très cher de telles bévues. Le dossier de presse promettait Un texte magnifique de drôlerie et de poésie. On rit avec des larmes au bout des cils. Ne le manquez pas c’est tellement rare un si beau spectacle (Lise Facchin, Les Trois Coups), avec un renchérissement de Pariscope, invoquant un partage entre le rire et l’émotion. La tronche de l’acteur posant sur l’affiche avait confirmé l’impression que c’était un spectacle comique.

Erreur totale, mais non fatale. Parce que la pièce est une œuvre majeure, formidablement bien écrite et subtilement interprétée. Sans aucune fausse note, Bernard Crombey, le comédien, qui est aussi l’auteur de l'adaptation, nous propulse dans la France profonde qui, il y a plus de trente ans, n’accordait aucune foi à la parole d’un enfant. Il était alors impossible de dénoncer la maltraitance maternelle, et tout autant inimaginable d’entendre le témoignage d’un enfant à un procès. Résultat : une erreur judiciaire criante, au moins deux vies gâchées, et un suicide au final … même si la pièce s’arrête juste avant qu’on ne puisse le deviner. 

Oublions cet épilogue atroce quelques instants et concentrons nous sur le principal protagoniste. Victor est un homme fruste mais intelligent. S’il est pauvre du point de vue de ses finances, il est riche du côté affectif. Il exprime avec une pudeur remarquable combien il est difficile d’exister quand on n’a rien. Ou presque. Sa mob tombe en panne d’essence, bêtement, parce que le réservoir n’a pas de témoin. Ce ridicule petit incident va causer de graves préjudices en série. 

C’est aux pieds d’une « piote de 8 ans au cartable rouge » que l’engin refuse d’aller plus loin. A une heure où elle est censée être à l’école, bloquée par la perspective de devoir réciter la fable du Corbeau et du Renard à laquelle elle ne comprend rien. Victor mesure toute l’importance de l’école. Lui qui est un « quitte-à-quatorze » aurait bien aimé pouvoir y rester et faire plus tard le « métier des mots ». Il ne s’exprime pas dans un langage châtié mais il a le goût de l’orthographe. Il propose naturellement son aide à l’enfant qui, tel un Petit chaperon rouge moderne, « n’a pas la crainte » et préfère faire sa « buissonnière » et même cueillir des fleurs dans le parc de la propriété de la Reine Blanche.


Victor sait que l’enfant est battu par sa mère. Il n’a pas le pouvoir de l’en protéger, sauf à prendre le risque de la recueillir, juste le temps qu’elle se sèche de l’orage qui vient de s’abattre.  La fillette s’incruste et la perspective de dire la vérité devient de plus en plus impossible. Aucun allié ne comprendrait. Victor est du mauvais côté et interprète à ses dépens le personnage principal des Animaux malades de la peste, du même La Fontaine.  Monsieur Motobécane est-il coupable d’avoir voulu protéger une enfant de huit ans, confrontée à la maltraitance de sa famille ? Pour la justice des hommes la réponse est oui. La sentence est tombée comme dans la fable : 
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Le décor minimaliste avait jeté le premier doute dès l’entrée des spectateurs sur les gradins rouges vif. Côté jardin, la Motobécane pendait des cintres comme une pièce à conviction. Cet engin apparu en 1959 est resté mythique jusqu’à la fin du siècle. Grâce à sa robustesse et à sa ligne élégante (le bleu gitane était alors bien sûr de rigueur) ce fut le cyclomoteur le plus vendu dans le monde. Côté cour, un casier à bouteilles (de vin–vides) faiblement éclairé et un casque suggéraient quelque chose de l’ordre de l’accident.


A intervalles réguliers on entend le bruit du moteur de la mobylette, rappelant ainsi que la vie s’écoule, apparemment tranquillement. Victor continuait à récolter les bouteilles vides consignées qu’il revendait pour « payer le pain et deux biftecks hachés » en ayant soin de décoller auparavant les étiquettes dont il fait collection. Surtout celles des châteaux des grands crus. Leur évocation lui fait venir en bouche une pointe d’accent méditerranéen. Car l’homme est poète et il ne lui faut pas grand-chose pour voyager au-delà de sa Picardie natale et de « tout son quotidien à d’vie ».  Aujourd’hui il est coincé dans une « chambre à barreaux » (prison). Il a demandé un cahier pour écrire « la vérité à l’exacte », devant se contenter d’un bic à couleur parce qu’un crayon mine, pointu, c’est interdit par le règlement. Décidément, la vie ne lui fait pas de cadeau.

Personne ne lui avait jamais cueilli de fleurs. Personne ne l’avait trouvé généreux. Personne n’avait refermé sur lui « ses bras en anneau ». Jusqu'à Amandine…
Qu’il n’ait aucune mauvaise intention, le « docteur a spécial » (le psy) ne peut pas le croire. Et ce n’est pas son pochard de beau-père, sa furie de mère, ni son frère « qu’a réussi à sauver sa vie comme boulanger » qui viendront le défendre à la barre. L’enfant non plus ne sera pas écoutée.

Des faits réels, qu’on appelle stupidement « fait divers », alors que c’est de toute une vie qu’il s’agit, Jacques Doillon en avait fait un film en 1979, la Drôlesse. Le héros se faisait serrer par la police pour une histoire de défaut de paiement d’assurance. Bernard Crombey a choisi le non paiement de la redevance télévisuelle, ce qui est encore plus symbolique : Victor ne regarde pas la télé et celle-ci est le théâtre des nouveaux jeux du cirque avec ses programmes de télé-réalité.

Difficile de juger si c’est l’auteur qui supplante l’acteur ou l’inverse. La performance est double. Même quand on a l’habitude de la scène on se demande si Bernard Crombey joue totalement un rôle de composition et si dans la vraie vie il s’exprime sans accent. Question que je ne suis pas la seule à me poser puisque aux saluts il prend la parole pour rassurer le public.

Le texte est bouleversant, porté par un immense acteur, qui nous sert une ode pure et poétique, où l'émotion parvient à céder le pas à l'humour. C'est un spectacle que l'on n'oublie pas.  

Bernard Crombey
 a été formé au cours Simon où il a obtenu le premier prix en 1971. Il a rejoint le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris où il a remporté le prix de Comédie Moderne et Classique. Depuis il n’a jamais démérité. Ni au théâtre, ni au cinéma. (le père de Françoise Sagan, en 2008, c’était lui).
Bravo et vive le théâtre contemporain ! 
Longue vie à Motobécane à qui on souhaite une belle tournée après son succès parisien !

Monsieur Motobécane
Écrit par Bernard Crombey
Mise en scène de Catherine Maignan et Bernard Crombey
D’après l’oeuvre de Paul Savatier, Le Ravisseur (Éditions Gallimard)
Le spectacle a été créé au Théâtre du Rond-Point, puis joué jusque fin juin 2009 au Lucernaire. Il sera donné en représentation exceptionnelle le 26 mars à 20 heures au Théâtre Antoine 14, Boulevard de Strasbourg, 75010 Paris - 01 42 08 77 71

Rare birds de la Compagnie Un loup pour l'homme

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Rare Birds est la nouvelle création de la compagnie Un loup pour l’homme dont j'avais apprécié Face Nord en 2015, créé avec Frédéric Arsenault qui, depuis, a quitté la compagnie.

Alexandre Fray a conservé l'esprit de l’acte fondateur posé il y a dix ans avec  Appris par corps sur leur recherche autour des portés acrobatiques. Mais avec une équipe renouvelée et rajeunie. Le titre du spectacle donné en anglais, permet une certaine distance avec l'animal. Si les acrobates cherchent constamment à s'affranchir de la pesanteur ils ne revisitent pour autant pas le mythe d'Icare. Ils ne portent pas d'ailes et ne risquent pas de les brûler.

Ce sont tout de même ce qu'on appelle de drôles d'oiseaux tant leurs postures sont étonnantes, si simples et si complexes à la fois. La piste du chapiteau de l'Espace Cirque d'Antony semble recouverte d’un disque de neige ... à moins que ce ne soit une moquette de laine bouclée.
Je repère quelques artistes sont aux aguets, assis au premier rang, en tenue de camouflage. Habillés comme vous et moi, en jeans et tee-shirts de tous les jours. Alexandre Fray remercie le public d’être venu partager la conception de l’acrobatie de la compagnie : un mouvement en constante évolution. Ce soir, forcément, ce sera différent d’hier. Le spectacle est comme une plante à qui on apporte des soins et qui se nourrit aussi du regard que vous posez sur lui.

Sur ces mots il va tranquillement s’asseoir et regarde le public d'un sourire peu ordinaire. Sergi Pares arrive, simplement vêtu d'un tee-shirt barré d'un arc-en-ciel et accroche son regard. Les pointes de leurs pieds se frôlent dans un silence absolu. Ça commence entre eux comme un jeu de bac à sable, quand un môme lance un défi à un autre, sans avoir besoin de parler. Les mouvements sont lents et doux, mais on se rend ne compte tout de même qu’aucun de nous ne serait capable de les reproduire.  Sergi est accroupi sur la pointe des pieds d'Alexandre. C'est tout et rien que ça c’est déjà de l’équilibre, de l’acrobatie.

Le spectacle est une exploration, une investigation de l’étendue des possibles. Dans un instant on verra un homme, oui, comme un oiseau posé sur une main, sauf qu’ici c’est disproportionné puisque c’est un homme. Ils inventent une marche, une danse, une nouvelle façon de skier ... Il y a quelque chose joyeux qui se propage dans les gradins. L'accélération est légère. Jamais encore Sergi n’a posé un pied sur le sol et pourtant il a déjà fait trois tours de piste. Il devient animal.

Un troisième les rejoint. C'est Frédéri Vernier, reconnaissable à son pantalon rouge. Il prend le relai. Sergi n’a toujours pas mis pied à terre. Un petit bout de femme s’en mêle. C'est Spela Vodeb, rejointe par Arno Ferrera et enfin Mika Lafforgue.

On découvre une nouvelle conception de l'alpinisme, toujours avec le seul claquement des pieds comme accompagnement musical avant que n’arrivent quelques notes de contrebasse.

Les enfants adorent jouer à marcher comme ça, en posant les pieds sur ceux du copain ... Mais nos oiseaux acrobates le font en mouvements très savants, projetant un sourire radieux quand d’habitude on remarque des rictus de concentration et d’effort sur le visage des circassiens.

Ils explorent les limites de l'équilibre. En duo, en trio ou tous ensemble, ces acrobates sont de ceux qui inventent leur propre langage : un langage sur le fil du jeu et de l’émotion, où les prouesses des corps racontent avant tout le mystère des relations humaines. Ils nous donnent une leçon sur l'évolution des moyens de locomotion en faisant surgir un bestiaire fantastique.

Rien à voir avec les précédents spectacles même si on retrouve, esquissées, des figues du précédent. C’est net, on perçoit maintenant des notes de piano. Les voilà comme portés par de hautes échasses.  Ils déambulent comme les artistes échassiers des spectacles de rue. Mika et Frederi veulent imiter leurs camarades mais leur allure n’a rien à voir. On dirait qu’ils traversent avec précaution un champ de mines.
Sergi a son style, une démarche de patineur, qui devient nettement cavalier, provoquant des rires dans le public. Démarrent alors les sauts, les projetés. Quelle confiance il faut pour s’abandonner en arrière. Ils ont jeté leur sweat, la sueur perle sur les muscles.

Ils enclenchent sur un nouveau jeu, le saute-mouton. On reconnait ensuite le petit train. On a compris avec bonheur qu'ils vont réinventer toutes ces figures des cours de récréation. Ils s’empoignent, sont pierres qui roulent. Difficile de discerner qui imite qui, en tout cas ça fait rire les enfants.
L’instant devient grave. S'échafaude une pyramide que l’on devine dangereuse, qui se superpose une image du précédent. L’oreille accroche parfois une note répétitive de musique.

Les spectateurs sont aussi concentrés que les artistes. A force de les scruter, on remarque leur mode de communication, d’une pression de main, signifiant on continue ou on arrête, c'est selon. Leurs équilibres sont improbables. Comme ça a l’air fastoche mais les rigoles de sueur disent tout le contraire.

Arno fait plusieurs tours de piste sur un genou. Ça va si vite qu'il nous est difficile de rester immobiles. On a très envie de le rejoindre. La vapeur d’eau s’élève au-dessus de son dos comme de celui d’un cheval qui vient de se lancer dans un galop fou. Le public conscient de la performance, applaudit.

On se dit que c’est finit, qu'il faut bien que ça se termine. Mais quelqu’un arrive du public, habillé comme vous et moi qui s’assoie en face de lui, pieds tendus, sourire engageant quoique timide. On ose le défier, on voudrait continuer à jouer ? Ça pourrait être vous, ça aurait pu être moi. C'était Lou. Noir.
Alexandre souhaitait recultiver le goût de la précision, voire le désir de perfection. Tendre vers le déséquilibre parfait. Cette troupe d'oiseaux rares réussit à démontrer que l’acrobate est un homme qui s’adapte. Quand les poissons sont sortis de l'eau pour la première fois ils n'imaginaient pas devenir des oiseaux ...

J'ai choisi de terminer en vous montrant un petit film de leur travail de création, en extérieur, plutôt qu'un extrait du spectacle.


Rare birds, création 2017 de la Compagnie Un loup pour l'homme
Direction artistique Alexandre Fray
Avec les créateurs interprètes Alexandre Fray, Arno Ferrera, Mika Lafforgue, Sergi Pares, Frédéri Vernier et Špela Vodeb
Du 9 au 25 mars à l'Espace cirque d'Antony
Rue Georges Suant, 92160 Antony

Ils seront au théâtre de Poche de Hede-Bazouges du 7 au 9 juin 2018

Mademoiselle Julie dans la mise en scène Nils Öhlund

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Le public est installé de part et d'autre d'une longue table gris anthracite qui occupe le centre de la salle, sous la voute du Lucernaire qui devient tout à fait crédible en cuisine de château. A ceci près que le mobilier n'est qu'une esquisse où officie Kristin (Carolina Pecheny), parfaite domestique qui ne se risquerait pas à sortir de son rang.

Elle prend son repas, solitaire, et fait la vaisselle alors qu'on entend au loin les musiques de la fête de Midsommar, célébrant le solstice d’été.

Toute la première scène est mimée (la comédienne s'est formée au Conservatoire national d’art dramatique à Buenos Aires et à l’École Argentine du Mime), instaurant une seconde distance à celle que le décor avait installé. Plus tard ce sera elle -méconnaissable- qui fera une apparition surréaliste en interprétant un de ces trolls qui peuplent les contes et légendes scandinaves.

Le metteur en scène a voulu retraduire le texte parce que Strindberg rêvait d’une écriture qui aurait été comme un canevas d’improvisation pour les acteurs. Et de fait on pourrait presque penser par moment que la pièce a été écrite pour ces trois là.
Arrive ensuite son presque fiancé, Jean (Fred Cacheux interprété en alternance avec Nils Öhlund), qui est le valet de Monsieur le Comte, lequel est absent ce soir. Sa fille, mademoiselle Julie (Jessica Vedel), va pouvoir s'en donner à coeur joie et libérer ses pulsions.

On songera par moment à la folie shakespearienne d'une nuit d'été. La pièce entière se déroulera dans cet espace, confiné comme un huis-clos étouffant, où les chambres sont conçues comme des placards aux portes coulissantes. Jean et Julie sont animés tous les deux par des rêves d’affranchissement, mais ils sont diamétralement opposés et, une fois les tensions retombées, la jeune femme sera face à un dilemme tragique et cruel.

Nils Öhlund a choisi des comédiens exceptionnels pour interpréter les rôles (on peut se demander quel Jean il est lui-même les soirs où il se glisse dans le personnage). Ils se connaissent de longue date. Il était Jupiter dans Amphitryon où Jessica jouait la Nuit alors que les costumes étaient signés de Laurianne Scimeni et que Carolina assistait Guy-Pierre Couleau à la mise en scène. Les deux comédiennes avaient aussi travaillé ensemble sur le Songe qui fut créé au Festival de Bussang.

Carolina a ce qu'il faut de raideur pour rappeler les valeurs de l’ordre établi. Fred exprime avec fougue l'ambivalence des sentiments à l'égard du maitre, entre fierté et servilité, haine et admiration. Jessica sème le trouble en étant aussi bien capable de mépris que de candeur, se montrant aristocrate et femme, animée d'une volonté de domination (parce qu'elle hait les hommes, à commencer par son père) et pourtant si fragile et solitaire, ayant un oiseau pour seul ami.


Nils Öhlund a voulu pointer une mise à nu progressive des personnages une fois que les masques sont tombés. Au début, l’identité sociale et ses codes fixent les rôles. Julie est autoritaire, provocatrice : elle est la maîtresse. Jean incarne la domesticité dans sa présence invisible qui le fait être là pour servir.

La jeune femme lui demande de boire en sa compagnie, et va jusqu’à lui ordonner de s’agenouiller et d’embrasser sa chaussure, au cours d'une scène fondamentale qui est reprise sur l'affiche.
Au grès des coups de boutoir, ils laissent tomber leurs habits (c’est d’ailleurs ce que Julie demande à Jean : abandonner sa livrée, alors que plus tard elle se débarrassera de sa jupe). Ils vont pouvoir devenir ce qu’ils sont vraiment (ce qui n’empêche pas les rapports de force), laissant leurs statuts sociaux de côté et, l'espace d'un instant le spectateur croit en leur avenir.
L'échange de confidences renforce notre illusion avant que l'on ne comprenne que Julie s'est laissée prendre dans les griffes du désir qu’elle voudrait être de l’amour, devenant celle qui tombe vers celui qui monte.
Il y a beaucoup de violence au cours de la soirée, aussi bien verbale que physique. On assiste autant à un combat de classes qu'à une lutte des sexes. L'âme humaine pourrait ne pas être si noire. En cela le metteur en scène respecte le texte. Mais la proximité des comédiens rend les enjeux très palpables et le jeu de la séduction est trouble. Un valet est un valet lance Julie à la tête de Jean. On se surprend à s'interroger : qu'aurions-nous répondu à sa place ? Sans doute pas qu'une prostituée est une prostituée.
Lequel est le plus dangereux des deux ? Celui qui s'enorgueillit qu'il faut toujours impressionner les femmes pour les attraper ... ou bien celle qui lève la main sur celui qu'elle cherche à conquérir ?

La pièce se termine mal. A qui la faute nous demande Strindberg ...

Mademoiselle Julie d'August Strindberg - Mise en scène Nils Öhlund
Du 19 janvier au 18 mars 2018
Du mardi au samedi à 21h, dimanche 15h
Avec JessicaVedel (Julie), Carolina Pecheny (Kristin), Fred Cacheux (Jean) en alternance avec Nils Öhlund
Scénographie, Laurianne Scimemi
Costumes, Laurianne Scimemi, assistée de Blandine Gustin
Lumières, Laurent Schneegans, création de Michel Bergamin
Création son, Grégoire Harrer
Relâches exceptionnelles du 30 janvier au 4 février et les 10 février, 13 et 14 mars
Ce spectacle a été créé à la Comédie de l’Est à Colmar le 12 mai 2015

Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de André Muller

En attendant Bojangles ... au théâtre

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J'avais tant aimé le livre d'Olivier Bourdeaut que je craignais la déception en allant à la Pépinière voir En attendant Bojangles. Et bien non, pas du tout. J'ai retrouvé tout ce que ce livre a de fantasque, de poésie, de tendresse, et de folie bien évidemment dans ce qu'elle a de merveilleux et de créatif.

Le pari était osé même si la matière y était pour nourrir un autre succès que littéraire. Paru aux Editions Finitude en janvier 2016 il s'est vendu à plus de 300.000 exemplaires à ce jour, rien que pour la France. Il a été traduit en 22 langues et vendu dans 40 pays. Plusieurs prix l'ont couronné, et notamment RTL / Lire et France Télévisions.

Je l'avais imaginé arrivant très vite sur grand écran. Je n'avais pas songé à la scène mais Victoire Berger-Perrin a eu bien raison de le tenter et le succès remporté au festival d'Avignon l'été dernier est amplement mérité. C'est parfait. Je n'ai pas cherché à comparer et je ne jugerai rien. J'ai aimé, il suffit. Et preuve à l'appui, regardez la bande-annonce :
Victoire Berger-Perrin a choisi une distribution qui tient la route pour une pièce qui déraille (et n'y voyez pas une critique). Anne Charrier incarne cette femme qui est autant mère qu'épouse, absolument charmante et néanmoins imprévisible. Le monde tourne autour d'elle comme le bras de ce disque que l'on entend en boucle.

Elle chante cette chanson qui donne son titre à la pièce avant que ne résonne la voix de Nina Simone.
Le mari (et le papa) est interprété par Didier Brice qui parvient à la suivre, presque à la précéder dans son délire. Comme il est touchant dans ce rôle d'amoureux protecteur.

Il n'était pas facile de trouver l'enfant. C'est Victor Boulenger qui est aussi le narrateur, comme dans le roman, et qui nous permet de voir la pièce avec son regard.
Mention spéciale au travail de chorégraphie, indispensable, de Cécile Bon, car on danse autant que l'on chante, sans que ce ne soit une comédie musicale pour autant. La mise en scène ne tombe pas non plus dans le piège de vouloir tout représenter. Une Demoiselle de Numidie empruntée chez Deyrolle aurait été stupide. Ici elle peut gambader joyeusement en surimpression sur la toile du fond de scène.
Le décor parvient à suggérer tous les espaces où se déroule l'action. Quitte à employer le canapé en guise de voiture. Les métaphores sont littéraires et visuelles. La famille Bojangles nous accueille dans sa folie douce et nous la fait totalement partager, avec une infinie tendresse, jusqu'à la fin qui est à peine triste.
Après cela, on pensera légitimement que l'amour fou peut se vivre entre un homme et une femme comme entre un enfant et ses parents. Et entre un public et un spectacle. 

En attendant Bojangles d'après le roman de Olivier Bourdeaut (Editions Finitude)
Adaptation et mise en scène de Victoire Berger-Perrin
Décor de Caroline Mexme
Costumes de Virginie H.
Chorégraphies de Cécile Bon
Collaboration Artistique de Grégori Baquet
Avec Anne Charrier, Didier Brice et Victor Boulenger.
Depuis le 18 janvier 2018
du mardi au samedi à 19h
La Pépinière Théâtre
7 rue Louis le Grand – 75002 Paris
01.42.61.44.16. www.theatrelapepiniere.com

Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Evelyne Desaux

Miracle en Alabama

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Je me souviens parfaitement du récit autobiographique d'Helen Keller, Sourde, muette et aveugle, dont j'ai découvert le parcours exemplaire quand j'étais à peine adolescente.

Sa détermination est exemplaire et j'emploie toujours un ballon en pensant à elle pour faire comprendre à un enfant la notion de longueur d'ondes, en démontrant que le son se propage dans l'air. Il tient le ballon entre ses mains alors que je parle à voix haute et il sent les ondes lui chatouiller la paume de la main. C'est toujours source d'émotion.

Autant vous dire que je suis arrivée pour voir Miracle en Alabama en pensant que je n'aurai aucune surprise ... si ce n'est celle d'assister à un excellent spectacle qui, en somme toute peu de temps, retrace l'essentiel l'histoire vraie du parcours de la jeune femme et de son éducatrice.

James (Julien Crampon) installe l'ambiance en jouant un air country à Jardin alors que le public s'installe. Nous sommes en 1887, au coeur de l'Alabama, un de ces états qui, avec le Mississippi et la Louisiane, n'ont rien perdu de leurs convictions sudistes même si la guerre de Sécession s'est terminée il y a un peu plus de 20 ans.

L'homme y est un dominant. On ne sera pas surpris de cette manière d'appeler le père de famille  (excellent Pierre Val qui est aussi l'adaptateur et le metteur en scène) "capitaine" -y compris par son épouse- et de l'entendre vouloir clouer le bec de l'éducatrice parce qu'elle lui résiste. Je ne me souvenais pas de la force de son tempérament. Ce cousin du (grand) général Lee est animé par la loyauté militaire et une promesse est une promesse. Il respectera la sienne de laisser le champ libre à la jeune femme ... pour un temps, et jusqu'à ce qu'elle fasse ses preuves.

Mais pour le moment nous partageons la joie de la famille. Une petite Helen est arrivée, magnifique. Hélas le bébé doit surmonter une belle congestion cérébrale mais la fièvre est tombée et elle semble indemne.

La pièce n'est pas très longue ni bavarde, mais chaque phrase compte, représentant un message, plus ou moins codé. Comme celle-ci : tous ces médecins qui vous guérissent sans savoir de quoi ... il faudra qu'un jour les femmes s'en mêlent.

La mère (Valérie Alane) découvre que sa petite fille est aveugle et sourde. Evidemment elle ne parlera pas ... puisqu'elle n'entend pas.

On fait un bond dans le temps. Helen (ce soir interprétée par Clara Bricetouche et renifle tout ce qui est autour d'elle. Ses tentatives pour comprendre le monde qui l'entoure sont vaines et dérisoires, et quand elle vole des boutons pour réclamer des yeux pour sa poupée on ne voit là que caprice et pas une forme de communication.
La maison des Keller est symbolisée par un relief représentant l'intérieur du foyer, comme dans un plan de coupe, avec au centre du plateau, la table familiale autour de laquelle s'organise toute la vie du foyer.

Un voile de tulle efface le décor conçu par Alain Lagarde lorsqu'il est nécessaire de suggérer que l'action se déroule ailleurs. Sans chercher la reconstitution historique les costumes de Pascale Bordet sont une évocation du style de la fin du XIX° aux Etats-Unis.

On ne peut pas laisser cette petite dans cet état ! Arthur ne croit plus aux miracles, la placer dans un asile serait la solution la plus sage. On essaie pourtant le tout pour le tout, en faisant appel à Anne Sullivan (Stéphanie Hédin, dont je me souviens dans le rôle de Françoise dansle Repas des fauves), éducatrice spécialisée qui, ce n'est pas de chance, est imprégnée d'opinion libérales qui heurteront grandement la famille, sauf le beau-fils James qui, enfin, se sent reconnu et à sa place.

Un des personnages secondaires, la tante Eve (Marie-Christine Robert) participe à l'instauration de l'humour, ce qui allège un propos qui aurait pu vite devenir très moralisateur et contrebalance avec les émotions.

La gouvernante explique que le langage compte plus pour l'esprit que la vue et qu'il est donc essentiel d'apprendre à Helen parler. Cela semble naturel aujourd'hui mais à l'époque c'était purement révolutionnaire. On la voit témoigner de l'empathie pour l'enfant, mais de la pitié jamais, pour celle qu'elle accuse de despotisme. La famille lui cède tout et il est donc indispensable à la soustraire dans un premier temps à cette influence qu'elle estime néfaste. Ai-je besoin de décrire la surprise du capitaine ?

Elle va toutefois obtenir un sursis de quelques jours pour entreprendre son programme. Sans relâche on la voit signer dans la main de la petite fille tous les mots correspondant aux objets qu'elle touche sans parvenir à provoquer le moindre déclic. La tâche est ardue.
On assiste aussi aux crises d'angoisse, ponctuées de cris d'enfant, que provoque le souvenir de sa propre enfance, marquée par la mort de sa mère, son placement en institut, et sa propre rééducation pour guérir de ses problèmes oculaires. Elle est jeune, avec peu d'expérience mais elle connait le monde du handicap. Elle sait que la surprotection n'est pas une aide : vous l'aimez trop pour pouvoir l'aider dit-elle aux parents.

C'est la mère qui donne l'indice déterminant en lui apprenant qu'Helen prononçait le mot eauà six mois, prouvant combien elle était intelligente. Il est resté dans son cerveau. Anne le réactivera en versant de l'eau sur sa main tout en signant le terme. Ce moment est déterminant. A l'instar d'une clé dans une serrure, ouvrant le cerveau de la petite fille à la communication en lui permettant de comprendre qu'un mot fait relation avec l'objet (ou la personne) qu'il désigne.
Le spectacle a un intérêt humain et historique car Helen Keller a eu une importance qui marquera le XIX° siècle (autant que Napoléon) en raison de ses nombreux engagements en faveur des personnes handicapées, et contre la Première Guerre Mondiale. Il rend hommage au rôle tenu par Anne Sullivan qui restera auprès d'elle pendant 49 ans. Il a aussi une résonance contemporaine quand on songe qu'en idolâtrant leurs enfants, et en ne leur opposant aucune barrière, les parents créent ces petits despotes qu'Anne désignaient comme inaptes à grandir et à se développer. Entrer dans les apprentissages n'est pas automatique du tout et il faut avoir l'esprit concentré pour cela.

Signalons Miracle en Alabama qui est le film qu'Arthur Penn a réalisé sur ce sujet en 1962 pour ceux qui voudront en savoir plus sur cette histoire qui, je le rappelle est tout à fait authentique. Je recommande enfin la lecture du livre écrit par Helen Keller elle-même.

Miracle en Alabama de William Gibson
Adaptation et Mise en scène Pierre Val
Assistante à la Mise en scène Sonia Sariel
Scénographie Alain Lagarde
Costumes Pascale Bordet
Lumières Anne-Marie Guerrero
Création sonore Fabrice Kastel
Avec par ordre alphabétique Valérie Alane, Julien Crampon, Stéphanie Hedin, Marie-Christine Robert, Pierre Val et, en alternance, Lilas Mekki et Clara Brice
A partir du 8 février 2018
Au moins jusqu'au 28 avril 2018
Du mardi au samedi à 21h
Matinée samedi à 14h30
Au Théâtre La Bruyère
5 rue la Bruyère - 75009 Paris
Plusieurs représentations sont proposées avec une adaptation pour les sourds et malentendants

Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Laurencine Lot

La femme rompue d’après Monologue extrait d’un recueil de nouvelles de Simone de Beauvoir

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Elle est assise, toute de noir vêtue, dans un de ces vêtements qu'on dit d'intérieur. Le jersey est déformé. Elle soupire, le corps à contre jour, mal à l'aise sur cette méridienne orange vif qui n'a pas l'air assorti. Josiane Balasko s'allonge, nous tourne le dos, une main en l'air, nonchalante ou invitante.

Si le texte raconte une scène qui se déroule dans l'appartement de cette femme, l'espace d'une nuit, le corps exprime autre chose, de l'ordre de l'intime qu'on exhumerait sur le divan d'un analyste. Le corps ... parce qu'aucun son ne sort de sa gorge. Le silence dure, dure, dure. Un mystère épais qui impose le respect au public qui ne tousse pas.

Les cons! J'ai tiré les rideaux.

La voix claque. C'est parti pour une heure de plaintes. Murielle a emmagasiné tellement de colère que cela vire à la haine.

Son premier motif d'agacement est rationnel. Les voisins sont bruyants. Elle ne réussira pas à sombrer ce soir dans un sommeil qui lui est indispensable pour pouvoir aborder la journée du lendemain avec un minimum de conscience. On devinera plus tard quel en est l'enjeu.

Elle voudrait bien être raisonnable. Elle sait qu'il est nécessaire de se reposer mais comment faire dans un immeuble où l'on fait la fête un soir de Réveillon ? Prendre davantage de somnifères ? Son médecin doit craindre qu'elle en abuse ou en détourne l'usage. Il ne lui prescrit plus de comprimés mais des suppositoires. Le public rit parce que oui c'est drôle ... au second degré.

Je redoute les nuits blanches; je suis une forte nature. Ils m'auront pas. Je déteste les fêtes; Rien à foutre !

La femme maugréé toute seule, ressassant le passé. Le texte est extrait d’un recueil de trois nouvelles écrit en 1967 par Simone de Beauvoir, L’âge de discrétion, Monologue et La femme rompue qui donnant son titre à l'ensemble. Ce n'est pas celle-ci qu'interprète Josiane Balasko mais Monologue qui est la seconde. Ceci étant il faut concéder que ce terme là était moins évocateur que celui de La femme rompue qui est toujours celui que les metteurs en scène successifs ont décidé de retenir. En cela Hélène Fillières ne fait pas exception.

Le récit est court. Les phrases sont hachées, directes, sans syntaxe. Elles sont écrites comme elles peuvent avoir été pensées, sans fioriture. C’est le résultat des cogitations nocturnes d’une mère empêchée de chérir ses enfants. Sa fille est morte et elle est pour le moment privée de la garde de son fils. L'audience est pour demain et il y a fort à craindre qu'elle ne soit pas positive pour elle.

Murielle tempête. Elle en veut à la terre entière. A commencer par sa mère dont elle a reçu des baffes à travers la gueule au motif qu'elle préférait son frère. Elle en est jalouse, elle l'admet volontiers : je suis vraie, je joue pas le jeu. Ça les fait gueuler. J'étais propre, pure, intransigeante. Je ne triche pas.

Les mots orduriers se bousculeront toute la soirée : bordel, merde, tantouze, la queue en l'air, le foutre, vicelard, raquer, cet enflé, baise, bonne femme. Il faut resituer le texte dans le contexte qui, même juste après la révolution de 68 était purement provocateur. Mettre dans la bouche d'une femme un vocabulaire réservé aux hommes, c'était osé.

Le personnage parle vite, avec énergie. On dirait d'elle aujourd'hui qu'elle est cash. J'ai entendu dans le public des réactions outragées ne supportant pas sa manière de cracher du venin. Pourtant je l'ai trouvée touchante à plusieurs reprises, par exemple quand elle nous confie qu'elle aurait bien mérité qu'on l'aime.

On la sent allergique à tout. Elle se relève, s'assoit, ne tient pas en place. Je ne supporte plus grand chose, reconnait-elle.
Elle est drolissime quand elle explique son aversion pour les vacances en groupe. C'est toujours moche la pauvreté, mais en voyage ! Je suis pas snob mais partager les chiottes, ... la fraternité de la merde ... A quoi ça rime de se balader seule ?

A peine commence-t-on à sourire, et à nous détendre que le personnage en rajoute une louche ... et la vulgarité reprend de plus belle : je m'en torche ! La télé aussi quelle bande de cons (les spectateurs se laissent aller eux aussi, ça fuse dans les rangs, à gauche comme à droite). Elle s'en prend maintenant au plombier qui la mène en bateau depuis 15 jours (la voici presque sympathique, je partage ce souci avec elle, sauf que moi ça fait des semaines que ça dure et je conserve mon calme).

On la sent à bout d'arguments. Elle cherche à nous convaincre, c'est certain, à coups de phrases toutes faites ... l'injustice me rend folle, ... je ne suis pas une hystérique, ... je suis trop sentimentale, ... je veux qu'on me respecte, ... si on avait su m'aimer j'aurais été la tendresse même, ... on a assez profité de moi !

Elle dérape, aucun doute là-dessus : Je ne suis pas raciste mais je m’en branle des Bicots, des Juifs, des Nègres juste comme je m’en branle des Chinetoques, des Russes, des Amerlos, des Français. Je m’en branle de l’humanité (le public rit), qu’est-ce qu’elle a fait pour moi je me le demande. S’ils sont assez cons pour s’égorger, se bombarder, se napalmiser, s’exterminer, je n’userai pas mes yeux à pleurer. Un million d’enfants massacrés et après? Les enfants, ce n’est jamais que de la graine de salauds ça désencombre un peu la planète, ils reconnaissent qu’elle est surpeuplée, alors quoi? Si j’étais la terre, ça me dégoûterait toute cette vermine sur mon dos, je la secouerais. Je veux bien crever s’ils crèvent tous. Des gosses qui ne me sont rien je ne vais pas m’attendrir sur eux. Ma fille à moi est morte et on m’a volé mon fils.

Et puis elle change de registre, testant son pouvoir à attendrir en revenant sur les circonstances de la mort de sa fille : il sera toute ma vie deux heures de l'après-midi, ... si j'avais été l'embrasser cette nuit en rentrant, ... si une fille se tue, la mère est-elle coupable ?

Elle crie sa souffrance, voulant que son fils revienne vivre auprès d'elle : j'en ai mare, mare, mare, ... j'ai peur demain. Elle promet la lune : je ferai de Francis un gosse bien. Elle concède : oui j'étais un peu difficile mais ...

La solitude l'a rongée comme la rouille sur une tige de fer. Les éclairages changent au fil de la soirée, donnant l'illusion du temps qui passe. Elle est maintenant assise : non je ne deviendrai pas folle. Ils n'auront pas ma peau.

Sa voix est presque une rivière de larmes. Elle est troublante, mise à nue : ... Mon Dieu ! Faites que vous existiez ! Faites qu'il y ait un ciel et un enfer je me promènerai dans les allées du paradis avec mon petit garçon et ma fille chérie et eux tous ils se tordront dans les flammes de l'envie je les regarderai rôtir et gémir je rirai je rirai et les enfants riront avec moi. Vous me devez cette revanche mon Dieu. J’exige que vous me la donniez.

Elle s'est levée. C'est terminé.

Le rôle va comme un gant à Josiane Balasko qui, seule en scène pour la première fois, peut exprimer toute la palette dont on la sait capable. Elle transmet naturellement la violence et l'énergie de son personnage. Certains y verront un monstre ordinaire. On a le sentiment que l'actrice la comprend et la défend. Elle réussit le tour de forces de rentrer dans le jeu de Murielle qui veut nous persuader qu'elle est une femme bien, alors qu'elle est dans le déni de l'origine de tous ses malheurs.

Hélène Fillères a respecté le souhait de Simone de Beauvoir : J’ai choisi un cas extrême : une femme qui se sait responsable du suicide de sa fille et que tout son entourage condamne. J’ai essayé de construire l’ensemble des sophismes, des fuites par lesquels elle tente de se donner raison. […]. Pour récuser le jugement d’autrui, elle enveloppe dans sa haine le monde entier. Je voulais qu’à travers ce plaidoyer truqué le lecteur aperçût son vrai visage.
La Femme rompue, d’après Monologue extrait d’un recueil de nouvelles de Simone de Beauvoir.
Création le 7 décembre 2016 au Théâtre des Bouffes du Nord
Mise en scène Hélène Fillières
Avec Josiane Balasko
Scénographie Jérémy Streliski
Lumières Eric Soyer
Jusqu'au 28 avril 2018
Du mardi au samedi à 19h00
relâche exceptionnelle le mardi 10 avril
Au Théâtre Hébertot
78 bis boulevard des Batignolles
75017 Paris
Réservations 01 43 87 23 23

La photo qui n'est pas logotypée A bride abattue est de Pascal Victor

Apprendre à lire de Sébastien Ministru

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Apprendre à lire est un roman très probablement complètement autobiographique, puisque, dans la vie,  Sébastien Ministru travaille effectivement dans un groupe de presse comme il l’écrit (p. 17) et affiche dans de multiples video regardables sur Youtube des opinions défendant les droits des homosexuels.

Vous me direz que là n’est pas la question. Mais si, parce que le thème principal du livre n’est pas du tout l’apprentissage de la lecture par un analphabète mais plutôt l’exercice de la liberté  sexuelle au sein d’un couple d'homosexuels, j’allais écrire d’un vieux couple, riche de trente années de vie commune qui, avec le temps, a muté en une profonde affection maternelle dont la première des conséquences est une exclusion pure et simple du sexe puisqu’on ne couche pas avec son frère.

Or ce qui m’intéresse, en tant que lectrice, c’est justement l’analyse de la motivation de ce papa à exprimer son désir d'apprendre à lire, et à écrire. J'ai tout autant envie de cerner la difficulté du fils à prendre en charge cette demande, alors que tout de même il travaille dans la communication et que l’écriture est au cœur de son métier (à tel point d’ailleurs qu’il en a fait un sujet de roman) et sa rapidité à se défausser de cet apprentissage sur un jeune homme.

Résumons l'intrigue : Approchant de la soixantaine, Antoine, directeur de presse, se rapproche de son père, veuf immigré de Sardaigne voici bien longtemps, analphabète, acariâtre et rugueux. Le vieillard accepte le retour du fils à une condition : qu’il lui apprenne à lire. Désorienté, Antoine se sert du plus inattendu des intermédiaires : un jeune prostitué aussitôt bombardé professeur. S’institue entre ces hommes la plus étonnante des relations. Le père, le fils, le prostitué. Un triangle sentimental qu’on n’avait jamais montré.

L’essentiel du livre concerne en fait les relations amoureuses (ou pas) entretenue par Antoine avec des affirmations que je trouve dérangeantes parce qu’elles sont personnelles, et non de l’ordre du fictionnel.

Je m’accommode parfaitement de cette abstinence conjugale puisqu’elle est compensée par quelques escapades qui ne dérangent rien ni personne (…) Tomber amoureux est la pire des pertes de contrôle, une mise à genoux de la vie qui n’engendre que mièvrerie et troubles de la concentration. Je n’ai pas vraiment de temps pour ça. (p. 17)

D’une manière générale les propos que Sébastien Ministru met dans la bouche de son personnage principal (vous remarquerez que je lui accorde que ce n'est pas lui) sont si désabusés qu’il est difficile de les approuver même si je sais qu’il est de bon ton de s’extasier.

L'écriture très belle, bien maitrisée (j'allais écrire "méprisée"). L'auteur fait preuve d'érudition, mais il m'a dérangé pour ce qu'il charrie de mépris, de condescendance, de colères : Mon exigence et mon manque de souplesse sont loués par tous comme ma meilleure qualité et mon pire défaut, les deux donnant de moi cette image, pas vraiment paradoxale, d’un grand professionnel antipathique. (p. 18)

Pourtant, en tant que fils, on ne peut pas dire qu'il soit foncièrement mauvais. Il se préoccupe sincèrement de la manière dont son père se nourrit. Son intérêt s'arrête là. Si tu avais été un vrai fils tu m’aurais déjà appris (p. 20). (…) tu serais un meilleur fils mais je serais un meilleur père (…) j’ai trouvé sa demande de lui apprendre à lire et à écrire impudique.

Antoine n'imagine pas une seconde que lire (et écrire) puisse être un désir légitime : il a de son père enfant l’image d’un petit garçon mené à coups de pied au cul pour aller traire les brebis dans la montagne sarde.
- Mais à quoi ça va te servir de savoir lire ?
- A quoi ça va me servir ? Mais à lire. Peut-être que lire, ça fait mourir moins vite. (p. 33)

Les descriptions de la vie en Sardaigne sont ce que j'ai préféré, me donnant l'occasion de faire un voyage par procuration.

Le mépris du fils à l'égard du père est choquant. Il le désigne souvent par le terme de géniteur (p. 59).  Plus loin les femmes seront des femellesL’analphabétisme de mon père ne m’a jamais causé de problèmes (il n’a pas écrit "posé" et comme le livre n’est pas traduit je ne peux pas penser à une erreur, tout au plus un lapsus. Ça l'arrangeait bien que son père ne lise pas ses bulletins de notes, même si ceux-ci étaient excellents). Je n’avais jamais remarqué chez lui un quelconque sentiment de honte car je croyais mon père plus fort que la honte. (p. 23)

Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à mon propre père qui, dans une situation semblable (enfant d'une famille normande de 10 enfants, où l'on parlait le patois, n'est allé que très peu de temps à l'école) a juste eu le temps d'apprendre les rudiments de la langue française. A soixante-dix ans passés il s'est mis en tête de rédiger l'histoire de la famille, qu'il a publiée, chapitre après chapitre sur Internet, et qui a connu un certain succès. Il me sollicitait régulièrement pour l'aider à comprendre le fonctionnement du traitement de texte - comme on disait alors- et j'étais heureuse de le faire. Tout comme le relire pour corriger l'orthographe ... alors que cet autodidacte acharné faisait très peu d'erreurs, mais il n'aurait pas tolérer qu'il en subsiste.

Je me souviens aussi de ma mère, annonçant notre déménagement à sa voisine, et lui promettant de lui écrire. La pauvre femme, catastrophée, avait du avouer qu'elle ne savait ni lire ni écrire. Maman ne s'était pas démontée. Et bien nous allons nous y mettre tout de suite. Elle réussit en quelques semaines à apprendre l'essentiel à cette dame qui devait avoir dans les quatre-vingt ans. Tout cela doit paraitre étrange aujourd'hui mais dans les années soixante, nombreuses étaient les personnes qui n'avaient, comme on dit, pas fait d'études, et bien que la scolarité ait été obligatoire jusqu'à 14 ans. Ma grand-mère maternelle avait du travailler auprès de ses parents dès l'âge de 8 ans.

A son corps défendant Antoine a perdu sa mère très tôt mais il est cultivé -très- et je ne parviens pas à avoir d'empathie pour un homme dont le travail consiste à licencier du personnel (pour lequel il n'a aucun état d'âme, bien au contraire puisque cette tâche est si "épuisante" qu'il s'en va décompresser, c'est son mot, dans les bras d'un prostitué).

Il juge la demande impudique parce qu'il estime que son père avait le devoir de lui apprendre quelque chose, et non l'inverse. Le raisonnement est assez puéril parce que ce père n'a lui-même rien reçu dans son enfance à laquelle il a été arraché pour travailler. Antoine est injuste dans son reproche. Le lecteur a très bien compris que l'absence de transmission ne lui a pas nui, vus sa réussite professionnelle et son niveau social.

Et pour ce qui est de pudeur, rien ne le retient de l'interroger avec ironie : tu veux encore baiser ? (p.67) ou de lui dire (se vanter) qu'il va lui-même voir des prostitués. Il le tacle avec condescendance : puisque monsieur peut déchiffrer cinq lignes dans le journal. (p. 88)

Il n'a pas davantage de respect pour Ron, qui est ce professeur improvisé : le jeune garçon avait découvert la prostitution sur Internet où les choses n'étaient pas aussi glauques que le laissait supposer la grande mythologie du trottoir. (...) Le sexe tarifé semble être une carte de plus à jouer chez les jeunes qui s'y adonnent le temps de mettre un peu d'argent de coté.

Il est insensé de faire l'apologie de la prostitution comme s'il y avait équivalence avec n'importe quel petit boulot.

Comme il est admis qu'on ne peut pas "tout" aimer disons que je n'aime pas ce livre.

Sébastien Ministru, né le 19 février 1961 à Mons, est un journaliste littéraire et un chroniqueur radio belge. Il est actuellement rédacteur en chef adjoint du magazine Moustique. Il est par ailleurs auteur de pièces de théâtre, et a reçu le prix Ex-libris en 2002, récompense belge décernée au meilleur journaliste littéraire. Apprendre à lire est certes un premier roman mais Sébastien Ministru est déjà et depuis longtemps un auteur reconnu ... et primé.
Apprendre à lire de Sébastien Ministru, collection Le Courage dirigée chez Grasset par Charles Dantzig, en librairie depuis le 10 janvier 2018

Les rêveurs d'Isabelle Carré

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L'actualité est forte pour Isabelle Carré (César de la meilleure actrice en 2003 pour son rôle dans Se souvenir des belles choses et lauréate de deux Molières) qui est depuis le 18 janvier à l'affiche de Baby, mise en scène par Hélène Vincent, au théâtre de l'Atelier, et que je vous recommande fortement.

Elle publie aussi son premier roman, également sur le thème de la famille, dans lequel elle nous dévoile une facette de sa personnalité que l'on ne soupçonnait pas. Elle le présente comme un roman d’apprentissage. Ce sont des gens qui se bricolent un peu leur vie, qui sont sous la pression du regard de la société et qui vont petit à petit se libérer. Ce que dit ce roman c’est que la liberté n’est pas une sensation, c’est une conquête.

Les Rêveurs est un roman avec de nombreux accents autobiographiques, comme le souligne l'auteure, une  peinture d'une époque, portrait d'une famille, qui parle du décalage entre l'être et l'image qu'on renvoie, et qui est parfaitement signifié par cette réplique de Iago dans Othello : je ne suis pas ce que je suis ... (p. 262) 
Elle n'a pas cherché, poursuit-elle, à rétablir aucune "vérité", ne nous livrant que la partie immergée de l'iceberg. Le reste dort dans des cahiers. Car Isabelle a beaucoup écrit (un journal, des nouvelles, de la poésie) entre l'âge de 7-10 ans jusqu'à 27-30 ans. Elle a eu depuis d'autres occupations, entre le théâtre, le cinéma et sa vie de famille.

C'est à la faveur d'un stage d'écriture suivi à la NRF qu'elle a décidé de se jeter à l'eau, expérience qu'elle incite tout le monde à faire, malgré le coût financier et le temps qu'il faut (trois ans pour elle).  C’est vraiment l’atelier d’écriture de Philippe Djian, Marcher sur la queue des tigres, qui m’a donné l’impulsion pour aller au bout.

J'ai eu la chance de la rencontrer au Salon Livre de Paris, tout simplement au détour d'une allée où j'ai reconnu sa voix. C'est vrai qu'elle est discrète autant que lumineuse, parfaite à faire semblant de faire semblant comme elle le reconnait en citant Marivaux. Ecrire est un chemin inverse à celui qu'elle a l'habitude de suivre quand, pour mieux servir un texte, et après avoir revêtu un costume et posé un maquillage, le metteur en scène lui demande d'être plus ceci, moins cela.

Elle pouvait, pour la première fois, construire ses phrases sans qu'on la dirige. Alors, les réactions (très positives) à son premier livre la touchent infiniment. Elle savoure le bonheur qu'elle a pris à aller où elle voulait, en toute liberté, en goutant le plaisir des mots même s'il fallait parfois une journée entière pour trouver le bon.

Elle exprime son désir et sa frayeur de continuer, finissant par lâcher que oui, elle a le début du début du début du prochain livre.

Les rêveurs n'est pas construit de façon linéaire et je sais que certaines personnes ont été déroutées. J'approuve Isabelle d'avoir fait la part belle aux impressions, d'avoir privilégié les émotions aux faits. L'exactitude n'est pas de mise. Elle nous aurait rendu voyeurs. La poésie de son écriture réussit au contraire à nous emporter vers un ailleurs. Alors ne cherchons pas à débusquer ce qui est rigoureusement vrai. D'ailleurs je n'ai pas suivi toutes les étapes.

J'ai peut-être imbriqué les trois histoires, la sienne, celle du roman et celle de Baby tant les points communs me sautaient aux yeux, même s'ils sont le fruit du hasard. Il est peut-être fréquent qu'une femme soit pressée d'abandonner l'enfant qu'elle porte et se retrouve isolée pour sauver les apparences ou qu'une petite fille veuille porter un kilt pour avoir l'air classique. Passer pour conforme est récurrent dans de nombreux ouvrages (il est central dans le second livre de Maëlle Guillaud, Une famille très française, pour qui j'ai eu un coup de coeur que je partagerai prochainement sur le blog).

Isabelle écrit (p. 23) à propos de ses grands-parents que leur vie entière s'est construite sur des apparences, il faut tenir son rang, continuer de vivre exclusivement avec ceux du même milieu, et tenter d'être, à leurs yeux, irréprochable, même si cette reconnaissance devait se payer cher ensuite.

On comprend que l'envie d'écrire fut forte. Comme elle voit juste en choisissant pour exergue cette phrase d'Aragon : Le roman, c'est la clé des chambres interdites de notre maison.

Son roman ressemble à un inventaire à la Prévert. On y trouve une future maman retenue prisonnière à Pantin, une grand-mère un peu folle, un petit garçon adopté, un piano, un placard, des rakus, des images pieuses, une petite fille admirative d'Alice au pays des merveilles qui aurait tant voulu devenir majorette, qui aime tant les livres qu'il lui arrivait d'en glisser un sous son oreiller ou de s'endormir en le tenant serré contre elle (p. 55), comme un doudou, un père qui cesse un jour d'être pris pour un héros, des vacances en Provence, des enfants terrorisés enfermés dans une voiture, un parloir, une petite fille qui tombe d'un balcon, un hôpital psychiatrique, un grand-père qui sauve sa petite fille de la noyade en la retenant par les cheveux, des amoureux, ... et le hall d'un théâtre, endroit idéal pour rêver.

On revit un passé pas si ancien où l'avortement était un crime, où il fallait attendre d'avoir vingt-et-un ans pour être majeure, où l'homosexualité était un délit. On plonge dans une époque pas si lointaine où les idées révolutionnaires ont donné naissance à des unités familiales pop-post-soixante-huitardes-zen (p. 61). On apprend des termes peu usités comme strab et imaris. On se sent soeur de celle qui comme nous cultive les pensées magiques.

Le livre s'achève d'une manière que j'aime beaucoup, avec la bande originale de toutes les musiques citées, parmi lesquelles on trouve Isabelle de Jacques Brel ... évidemment.
Les rêveurs d'Isabelle Carré, chez Grasset, en librairie depuis le 10 janvier 2018, Grand prix RTL Lire

Quai Ouest de Bernard-Marie Koltès

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Soyez prévenus. Quai Ouest est une longue pièce, presque 3 heures, et elle se déroule dans l'obscurité, parfois même dans un noir quasi complet. C'est nécessaire expliquera Philippe Baronnet, le metteur en scène.

Je veux bien le croire mais c'est une épreuve. A ce train là il faudrait faire souffler un vent glacial sur le public en Salle Copi pour qu'on puisse se croire en Irlande ? Non, et pourtant Bourrasque est un spectacle juste magique.

On a beau écarquiller les yeux, on ne peut que deviner un espace où doit trainer toutes sortes de détritus. Une portière claque. Des chevilles se tordent sur le plateau. On ressent pleinement une sensation d'enfermement. La pénombre attise le désir de voir le corps des personnages et dont on ne dispose que de la voix comme indice. On partage le malaise de Monique qui s'inquiète : je sens qu'on nous regarde, je vous assure.
Rappelons le propos : Maurice Koch (ce soir Erwan Daoupharsest un homme d’affaires ruiné, qui se rend en Jaguar, avec Monique (Marie-Cécile Ouakil), sa secrétaire, sur les quais d’une ville portuaire pour se donner la mort... Dans un hangar voisin, qu’il lui faut traverser, vit une famille d’immigrés : un père (Vincent Schmittà demi détruit par la guerre, une mère vampirique (Teresa Ovidio), venue d’un pays lointain qu’elle évoque avec nostalgie, et leurs enfants : Charles (Marc Lamigeon), qui n’a qu’un rêve, traverser le fleuve et trouver un emploi, et puis Claire (Louise Grinberg), la plus jeune, que son frère n’hésite pas à marchander... Comme déposés là aussi deux autres personnages, Fak (Félix Kysyl), petit dragon de 22 ans qui saute de combine en combine, et un homme sans paroles, Abad (Marc Veh), le Noir, immobile et inquiétant...

Le metteur en scène aime les histoires de famille, surtout quand elles sont ponctuées par des éléments qui se déchainent. Représenter la lune, l'orage et le soleil, voilà un défi qu'il a voulu relever de manière cinématographique. Il est vrai qu'on peut par moments songer à La lune dans le caniveau.

Philippe Baronnet a tenu à rendre perceptible l'humour de la plume de Bernard-Marie Koltès qui organiquement trouve un chemin dans la tragédie. Le pari est à demi réussi parce que la pièce est très déroutante. La création sonore de Julien Lafosse nous place au coeur d'un thriller psychologique qui fait froid dans le dos.

Il a disposé des micros en plusieurs endroits pour rendre la sensation d'espace, avec un peu de réverb quand les scènes se passent dans le hangar. Trois espaces sont clairement identifiés dans la pièce. Le quai, ou plus précisément la jetée, est jouée au loin, devant le cyclo. Le hangar occupe la totalité du plateau et il faut deviner que la scène se passe devant la porte quand les bâches disparaissent. Leur déploiement complique beaucoup les choses et on met du temps à en comprendre leur signification.

De l’autre côté là-bas, c’est le haut, ici, c’est le bas, le plus haut qu’on montera, de toute façon, on ne sera jamais que le haut du bas. Il a voulu rendre la collusion entre ces deux mondes que tout oppose, sensuelle, charnelle, loufoque, décalée.

Les scènes d'échange et de troc sont essentielles. Toutes les relations humaines sont chez Koltès de l'ordre du deal. Tout se vend, jusqu'à sa sœur contre les clés d’une voiture.

L'arrivée de Koch relance la dynamique des transactions : droit de vivre, droit de mourir, dans le hangar tout se monnaie. Question de survie. Colonialisme, violence sociale, exclusion, immigration, arrogance de l’argent ... Philippe Baronnet s'interroge sur la manière de signifier cela aujourd'hui. Il reconnait avoir préféré faire des coupes dans le texte original, estimant que Monique ne pouvait pas s'exclamer trente fois Seigneur ... Il a laissé le premier cri.

Quai Ouest est une pièce sur l'ascendant que l'on a sur l'autre, avec pour obsession la figure du meurtre en réinterrogeant le prix de la vie ou le sens de la survie dans un monde fondé sur la violence. Dans ce hangar apparemment déserté et à l’écart du monde, Koltès confronte des gens qui n’auraient jamais dû se rencontrer. Il sait de quoi il parle puisqu'il a passé plusieurs nuits dans un tel lieu, à New York, avant de commencer l'écriture.
Philippe Baronnet a voulu en rendre toutes les facettes, sans prendre parti en faveur de la comédie ou de la tragédie. C'est peut-être ce qui dérange le plus malgré une distribution très réussie et des acteurs qui défendent bec et ongles leur personnage.

Je ne peux m'empêcher de noter la dernière phrase de Quai Ouest : A quoi vous a servi tout ce bluff pour rien?
Quai Ouest de Bernard-Marie Koltès, paru aux Éditions de Minuit
Mise en scène : Philippe Baronnet
Avec Louise Grinberg, Félix Kysyl, Marc Lamigeon, Julien Muller en alternance avec Erwan Daouphars, Marie-Cécile Ouakil, Teresa Ovidio, Vincent Schmitt, Marc Veh,
Scénographie Estelle Gautier
Lumières Lucas Delachaux
Son Julien Lafosse
Costumes Irène Bernaud assistée de Hortense Gayrard
Dramaturgie Marie-Cécile Ouakil
Du 15 mars au 15 avril 2018
Du mardi au samedi à 20 h, le dimanche à 16h
Théâtre de la Tempête– Cartoucherie de Vincennes
Route du Champ-de-Manœuvre - 75012 Paris -  01 43 28 36 36
Rencontre-débat avec l’équipe de création dimanche 18 mars après la représentation
Tournée : le 19 avril - Le Préau CDN Normandie-Vire, 17 et 18 octobre La Comédie de Caen-CDN, 22 novembre Dieppe


Cheese Day 2018

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La 3ème édition du CHEESE DAY a eu lieu ce soir à Paris, une fois de plus, dans le cadre si élégant de l’hôtel InterContinental. Je n'avais pas pu, pour des raisons familiales, venir à la deuxième édition et je n'ai comme point de comparaison que la première.

Bien que l'intitulé choisi par le fondateur de l'évènement, Jean François Hesse, Directeur Général de l’Agence Transversal soit orienté sur les fromages, il ne faut pas oublier que les vins et les spiritueux ont une grande place sous la coupole de l'hôtel.

La manifestation a lieu en deux temps, d'abord en journée puis en soirée avec une affluence très impressionnante.

Pas de fromage sans pain. Cette année c'était une boulangerie classée parmi les 15 meilleures parisiennes qui était retenue. elle porte bien son nom, L'Essentiel car Anthony Bosson, ancien compagnon du devoir, installé 73 boulevard Auguste Blanqui, 75013 Paris, sait conjuguer qualité et sobriété, sans s'interdire la fantaisie et la modernité, par exemple avec une baguette au charbon, toute noire, qui a suscité la surprise. Sa baguette de tradition est une flute à la croute épaisse. Elle ne contient ni additifs ni superfu, ni améliorants. Le Pain Versot, baptisé ainsi en hommage à son grand-père maternel, est gourmand et parfumé, au miel de châtaignier, aux noisettes délicatement torréfiées et aux raisins macérés dans du sucre glace.
Ne restait qu'à trouver le fromage adéquat. Par exemple les chèvres Jousseaume et en particulier leur taupinière. Le choix le plus large était proposé par les Fromages de Gambetta, un artisan crémier qui a mis en avant ses créations maisons : Brie figue et noix, Brillat Savarin poires et clémentines confites… sans oublier une sélection de fromages fermiers. Nous avons dégusté aussi un ensemble de fromages maison à la truffe fraîche : Camembert, Ossau Iraty, Saint-Marcellin…ou au poivre de Setchuan.

Olivier Birade, des Nouveaux Fromagers, que j'avais rencontré il y a un an, était présent pour donner des conseils et présenter l'entreprise qu'il a fondée avec Arthur Bernard son associé, lauréat 2015 du concours de l’innovation organisé par le Cervia. Sa box est un bon moyen de découvrir des fromages d’exception toujours au lait cru, dénichées auprès de petits producteurs en les plaçant à coté d'AOP plus traditionnellesIls proposent 4 fromages (700g environ) en association avec un autre produit, selon une formule d'abonnement inférieure à 20 euros par mois. Tous les accords sont expliqués dans le livret détaillé d'accompagnement, glissé dans la box, dévoilant les secrets de fabrication et les spécificités des fromages du mois en présentant également l’histoire de leurs producteurs.
Olivier est aussi l’auteur du livre Fromages, une sélection des meilleurs de nos régions, paru fin 2017, illustré par Thomas Bass, dessinateur à Charlie Hebdo.
Une telle soirée offre l'occasion de découvrir des producteurs que je ne connais pas comme Marie Severac, et ses Salers siglés, affinés au moins deux mois.
Et pour moi qui adore le roquefort celui de la maison Vernières restera un grand souvenir. Le Caussenard et le Sotch furent d'autres belles surprises.
Par contre, connaissant très bien les fromages AOP de l’Association de Gestion des ODG Laitiers Normands (Camembert de Normandie, Pont l'Evêque, Livarot et Neufchâtel), tout comme Maroilles et Vieux Lille je me suis orientée davantage vers ce que je n'avais jamais gouté comme les fromages de la Côte d’Opale de la Fromagerie de la Ferme du Ver.
On a beau le connaitre, le Saint-Agur tartinable était fondant à souhait et les préparations du chef Juan Arbelaez ont connu un succès mérité.
Le fromage n'est pas exclusivement français. Un seul pays représentait la diversité, la Suisse, avec toutes leurs spécialités, y compris le Sbritz qui est l'ancêtre du parmesan, et bien entendu l'Etivaz AOP, fromage d’Alpage au feu de bois.
L'espace Gaggenau réalisa, pour ceux qui arrivèrent très tôt en soirée, des asperges à la truffe absolument délicieuses ... au fromage bien sûr.
Comme je l'ai mentionné plus haut le Cheese day est aussi tourné vers les boissons. Je regrette de n'avoir pu gouter aux bières de la Brasserie artisanale des 2 Caps, bière de Belle Dalle, Côte d’Opale,  dont le stand fut littéralement assiégé. Hors de question aussi de déguster chez tous les producteurs. Il a fallu faire un choix.
Curieusement j'ai remarqué que très peu avaient apporté du vin blanc. C'est pourtant celui qui s'accorde le mieux avec les fromages. Je n'en ai repéré que deux : le château la Sauvageonne chez Gérard  Bertrand,  Grands Vins des Domaines et Sélections Parcellaires et le Clos de Caveau de Vacqueyras dont j'ai apprécié (avec modération) le vin bio Mistralet 2017 réalisé avec un muscat très olfactif (que curieusement peu de personnes reconnaissaient).
Parmi les spiritueux était présente la vodka Guillotine qui m'a intriguée d'abord parce qu'elle est française (obtenue par la distillation de raisins extraits exclusivement du vignoble Champenois), ensuite parce qu'elle existe ambrée (par un vieillissement en fut de chêne), très particulière par ses saveurs de réglisse et de poivre.
La blanche est caractérisée par une fraîcheur citronnée d’agrumes et valut la Médaille d’Or 2017 du prestigieux Concours Mondial de Bruxelles à cette toute jeune entreprise, créée la même année par deux passionnés, Paul Berkman qui s’est reconverti du monde des médias et sportif, et Jean-Luc Braud (maître de chai du groupe Rémi Cointreau). Elle est déjà à la carte de la Tour d’Argent, du Ritz à Paris, comme du Crillon, du Shangri-La et du Peninsula. Elle s'accorde très bien avec un roquefort.
Beaucoup d'autres producteurs auraient mérité qu'on fasse une halte près d'eux mais, malgré la longue plage horaire il n'aurait pas été raisonnable de gouter à tout, fromages, vins, spiritueux et même le café de Lucaffé, qui est pourtant le nec plus ultra du café italien. Impossible aussi d'assister à la master-class (de 17h30 à 19h) associant Juan Arbelaez et Hervé Cuisine pour imaginer des recettes avec Saint-Agur à partir de défis lancés par les internautes. L'an prochain peut-être ...

C'est à peine si j'ai pu entrevoir les dégustations et astuces culinaires données sur le stand Quiveutdufromage.com
Le Cheese Day s'est déroulé de 11h à 18h, suivi du Cheese Night de 18 à 22 h.
Entrée chacun 20€
Le lundi 19 mars 2018
InterContinental Paris Le Grand – 1 Rue Auber – Paris 9 ème

Vincent & moi de Edouard Cuel et Gaël Breton

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La loi de 2005 sur le handicap a changé beaucoup de choses, pas toujours en bien parce que beaucoup d'établissements spécialisés ont été rayés de la carte au motif qu'il n'y aurait rien de mieux que l'intégration en milieu ordinaire. Tous les enfants porteurs de handicap ne sont pas intégrables. Tous ne sont pas heureux d'être chaque jour confrontés, non pas au regard des autres, (ce n'est pas le pire) mais à la vitalité des autres. Se rendre compte de ses propres limites peut être très cruel et générateur d'angoisse. c'est une violence dont on ne parle pas.

Edouard Cuel et Gaël Breton ont filmé le parcours (exemplaire et rare) de Vincent, un petit bébé trisomique, qui sera un adulte ... trisomique, bien dans sa peau et dans sa vie.

Le film sort aujourd'hui à l'occasion de la Journée mondiale de la trisomie 21. Une de ses forces est d'avoir été tourné avec de vraies personnes, Vincent, son père, sa cousine, son maitre de stage, sa formatrice ... et non avec des acteurs professionnels.

il m'a fait penser par bien des aspects au magnifique Gabrielle de Louise Archambault, sorti il y a cinq ans, mais qui n'était pas un documentaire.

Vincent est né avec une trisomie, une différence qui demande du courage, de la patience et une bonne dose d'humour parfois. Tout est un peu... beaucoup... plus compliqué pour lui. Maintenant, il a grandi. Il a 21 ans. Il aimerait vivre comme tout le monde, travailler, être autonome mais surtout être amoureux... Edouard, son père, va tout faire pour l'aider à trouver cette indépendance qu'il désire tant, à condition que Vincent soit capable de voler de ses propres ailes.
C'était un très beau bébé, que ses parents ont refusé d'abandonner quand le diagnostic est tombé. Ils étaient lucides et se sont beaucoup inquiétés de savoir ce que leur enfant deviendrait 20 ans plus tard.

On le voit à l'image prendre seul le métro, être très attentif en classe. Son père lui parle avec patience, expliquant tout et surtout en donnant du sens à chaque chose, et en restant positif en toutes circonstances. Par exemple lorsqu'il l'incite à voter il souligne combien il est important d'en avoir le droit, "malgré" le handicap. (On pourra toutefois s'interroger sur ce point, tous les handicaps sont-il semblables et certains n'altèrent-ils pas la raison ?).

Le père de Vincent n'est pas une personne "ordinaire" puisqu'il est un des co-réalisateurs du film. Sa motivation va au-delà de la bataille pour son fils : c’est aussi une bataille pour l’ensemble des enfants handicapés mentaux ou handicapés tout court. On doit fédérer, jouer collectif, sinon on n’avance pas.

Gaël Breton s'est enthousiasmé sur l'idée de faire un film sur l’intégration des jeunes handicapés à travers son fils et sur son passage à l’âge adulte. Ça lui a donné envie de comprendre comment s’articulaient les différents acteurs du handicap autour d’un projet pour l’enfant, et de découvrir cet univers-là.

Le documentaire retrace trois ans de vie. Trois ans dans la vie de Vincent. Le scénario n'occulte pas les soucis que rencontrent la famille, et que tous les parents peuvent avoir avec tous leurs enfants. Il montre Vincent dans son quotidien, avec ses réussites (il est sportif, fait de la natation, du karaté, il est ceinture noire) et ses faiblesses (il est moins à l'aise pour courir et il a un trouble articulatoire). Il est volontaire et s'entraine scrupuleusement. Il suit une rééducation orthophonique pour l'aider à mieux placer sa langue.

On le voit devenir autonome pour faire les courses du quotidien. Cependant un juge des tutelles protégera ses intérêts car il reste fragile. Certaines sont très touchantes, quand il découvre le fonctionnement d'un distributeur automatique ou qu'il se rend à un bal d'anniversaire.

Vincent a "besoin de vivre" comme il le dit si justement.

Mais tout n'est pas rose. Le CFA (Centre de Formation par l’Apprentissage) n’a pas voulu laisser l'équipe tourner dans ses murs. Il n'a pas été facile de trouver un stage en hôtellerie-restauration et on entend (en voix off) un refus de prendre Vincent en CAP. En 2014 le verdict provoque une grande tristesse. Les résultats aux résultats ne sont pas bons. Mais son père est là, à ses cotés, encourageant comme toujours : tu lâches pas lui dit-il.

Un des professeurs analyse la situation avec justesse : un échec peut n'être qu'une étape (négative) parmi tout ce qu'on a réussi... alors bien sur qu'on peut recommencer. On le doit même. Et le conseil est valable tout autant pour les bien portants. Le parcours de Vincent fait comprendre que la clé de l’intégration c’est le dépassement de soi.

Le professeur émet un jugement sans appel : si on n'est pas capable de faire en sorte que les enfants croient en eux-mêmes à quoi ça sert d'être prof ? Il a encore une fois raison, mais il ignore sans doute que les enseignants ne sont pas formés au handicap et encore moins à la gestion de l'hétérogénéité dans une classe ... de désormais 30 élèves.

Le film s'achève avec la transformation de son stage en CDI, en précisant bien que le cas de Vincent reste rare. Cela n'enlève rien à la beauté de ce message d'espoir. Vincent voulait tourner ce documentaire. Il en est sorti heureux, il en est fier, et c’est ça qui est important, qu’il soit fier de lui.

Gaël breton a fait ce film pour que les mentalités évoluent. Il pense que la différence fait encore peur... qu’elle soit culturelle, ethnique, physique... et comme toute peur elle doit être dépassée si l’on veut avancer ! Le message qui peut être également véhiculé dans ce documentaire, c’est que les entreprises ne doivent pas craindre d’embaucher ces jeunes, trisomiques ou souffrant d’un handicap physique ou mental.

Ils ont une belle volonté, une réelle envie de participer. Il faut pouvoir leur donner les moyens, se pencher véritablement sur la question de l’adaptation. Ils ont tant de choses à nous apporter. le rôle de la MDPH est à ce titre crucial et il est regrettable que le traitement des dossiers y prennent de plus en plus de retard. Car si les mentalités doivent évoluer, l'administration a le devoir de précéder les changements.

Edouard Cuel est passionné par le cinéma et intègre Sciences Po sur le tard. Il s’intéresse alors à la vidéo comme instrument de circulation de la parole, crée des dispositifs de consultation, forme des jeunes en difficulté et contribue à la création d’une TV libre. Il se tourne ensuite vers le documentaire et réalise alors plusieurs films TV : La Classe de Liliane (1998), Le temps des Chibanis (2006), Le Rêve de Salif (2014).

Gaël Breton est un réalisateur, acteur et producteur. Il réalise son premier long-métrage cinéma Acuerdate (Souviens-toi) (2008), qui reçoit les prix du Meilleur film étranger, de la Meilleure photographie et celui du Meilleur Acteur au Festival international du film indépendant de NYC. Il co-réalise et produit son premier documentaire TV Une vie normale (2014).

La trisomie 21 ou syndrome de Down est une malformation congénitale. Elle est due à la présence d’un chromosome surnuméraire sur la 21e paire de chromosomes. Ce déséquilibre du génome entraîne un développement neuronal différent. Les personnes porteuses de ce syndrome présentent alors une déficience intellectuelle très variable, avec pour certaines des difficultés à s’exprimer. A l’âge adulte, certains savent lire et écrire avec aisance et peuvent jouir d’une autonomie quasi totale. Il est important de noter que la plupart des épreuves psychométriques, destinées à évaluer les capacités intellectuelles, requièrent des capacités de coordination motrice, visuelles, de tonus musculaire, de langage ou de communication. Les personnes trisomiques sont ainsi souvent sous-évaluées.

Comme tout citoyen, l’enfant trisomique a des droits et des devoirs, mais du fait de son handicap, il nécessite une protection accrue. Selon la loi « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » du 11 février 2005 « Toute personne handicapée a droit à la solidarité de l’ensemble de la collectivité nationale, qui lui garantit, en vertu de cette obligation, l’accès aux droits fondamentaux reconnus à tous les citoyens ainsi que le plein exercice de sa citoyenneté... »

Une journée mondiale a été mise en place avec le soutien des Nations Unies, dans le but de mieux informer la population sur cette maladie et sur ses traitements, le 21 mars. En ce jour, les personnes atteintes de cette trisomie et celles qui vivent et travaillent avec elles dans le monde entier organisent et participent à des activités et des événements pour sensibiliser le public et créer une seule voix mondiale pour la défense des droits, l’inclusion et le bien-être des personnes atteintes de la trisomie 21.

Vincent & moi de Edouard Cuel et Gaël Breton
Durée : 78 min
Avec devant la caméra Edouard (le père de Vincent), Julie (La cousine et curatrice de Vincent), Monsieur Lucas (Directeur de l’hôtel Ibis), Jean-Pierre Vignau (Le professeur de Karaté de Vincent)
Derrière la caméra, réalisation Image, Montage et Musique originale, une Coproduction Édouard Cuel et  Gaël Breton / Bagan films /Patrick Hernandez/ Lionel Gonzalez et L’Arbre Productions 
Distribution Next Film
Sortie le 21 mars

Bourrasque de Nathalie Bécue

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Bourrasque est un de ces spectacles dont on mesure la chance qu'ils existent. Parce que Nathalie Bécue a fait un travail d'écriture très réussi, librement adapté de la pièce L’Ombre de la vallée, en reprenant l’argument tout en modifiant les enjeux et la portée.

Elle place le spectateur au plus près de l'atmosphère poétique qui a imprégné l'Irlande que John Millington Synge (1871-1909) nous a fait découvrir au XIX° siècle ... et qui est encore très vivante grâce à la modernité de la mise en scène de Félix Prader.

La distribution est habile, avec Nathalie Bécue, qui interprète Alice burke, et trois autres comédiens, Pierre-Alain Chapuis (Daniel Burke), Théo Chedeville (Michaël Dara) et Philippe Smith (John), tous différents, qui permettent d'apporter des points de vue parfois déroutants, maintenant le spectateur quasiment en haleine comme s'il était au coeur d'un thriller.

Le caractère primitif de la vie sociale si particulière des îles d’Aran en deviendrait presque "normal" dans un décor rustique, simple et familier.
Par un soir de violente tempête, que l'on entendra rugir derrière la verrière, Alice Burke veille son mari défunt, l’âpre et ombrageux fermier Dan Burke, comme le veut la coutume dans cette contrée reculée. Silence dans la chaumière isolée quand à la porte frappe un inconnu, nomade des collines, cueilleur d’histoires (Synge) qui ravive dans l’âme d'Alice la soif d’un ailleurs. Un autre homme bouscule les certitudes d'Alice, Michaël Dara, le marin devenu berger qui vit à quelques lieues et convoite à la fois les biens et la femme ? Et si, soudain, s’éveillait le défunt, chahutant les vivants, que ferait Alice ?

Le mort est sur scène, muet, cela va sans dire, mais bien présent tout de même. Sa femme lui rend hommage malgré les cahots qui ont chahuté sa vie. C'est une femme simple, qui a les pieds sur terre, capable d'un brin de fantaisie que l'on remarque dans le point de tricot du gilet qu'elle porte sur une robe bleu marine. Sans doute réalisé avec la laine de ses moutons.

Les paroles se bousculent au rythme des souvenirs et à la mesure des angoisses qui l'assaillent, comme des ressentiments qu'elle exprime ... toute seule. La tempête qui agite son esprit est semblable à celle qui souffle au dehors. Elle reconnait qu'elle ne sait plus où elle en est et s'assoit près de celui qui fut son homme.

Chaque mort serait une étoile qui scintille dans le ciel ... Au-delà de cette jolie image, Alice est confronté à l'absence de deux beaux enfants partis aux Amériques et aujourd’hui un mari qui part et à qui elle parle comme s'il était vivant et comme elle ne lui a sans doute jamais parlé, parce que jusque là elle n'osait pas. Tout bascule, ça vrille, comment c’est possible, possible, je suis en colère.
Elle refuse puis accueille la réalité et ... l'homme étranger, qui explique sa fonction : je cueille des mots. Et qui fait davantage en analysant les évènements. C'est lui qui le premier a un doute : Il est mort votre copain ! On dirait qu’il fait le mort.

Si effectivement la mort n'était qu'une ruse, pour permettre de débusquer la vérité vraie, à l'instar d'Orgon caché sous la nappe pour confondre Tartuffe.

La langue choisie par Nathalie Bécue est précise, poétique et féroce : Si je désentortille votre charabia. J’ai trop la trouille pour pas y aller... avant de se décider à dérouler ses rêves sous ses pas.
Faisons nous aussi le pas pour ne pas louper ce petit bijou qui se joue au théâtre de la Tempête jusqu'au 15 avril 2018.
Bourrasque de Nathalie Bécue
Mise en scène Félix Prader
Avec Nathalie Bécue (Alice Burke), Pierre-Alain Chapuis (Daniel Burke), Théo Chedeville (Michaël Dara), Philippe Smith (John)
Scénographie et costumes Cécilia Galli
Création sonore Estelle Lembert
Direction des combats François Rostain
Du 16 mars au 15 avril 2018
Du mardi au samedi 20 h 30 dimanche 16 h 30

Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Antonia Bozzi

Hamlet dans l'adaptation de Xavier Lemaire et Camilla Barnes

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Il y a comme ça des spectacles qu'il n'est pas commode de chroniquer... A-t-on le droit de "dépoussiérer" un classique jusqu'à en faire un opéra rock ? Certains affirment que non, disant que le décor de ce Hamlet est hideux, qu'on ne peut pas re-traduire Shakespeare, et qu'une mise en scène ne peut se résoudre à monter/descendre deux escaliers

Cela aurait pu être mon point de vue mais je ne suis pas partie au bout de 15 minutes (j'étais coincée en bout de rang) et je dois dire que je ne partage pas l'opinion du réfractaire au bout de 3 heures.

Tout se tient et il faut accepter que le regard d'un metteur en scène ne soit pas celui auquel on a l'habitude. Je vous encourage donc à attendre pour juger ... (un conseil qui vaut pour tout d'ailleurs). Il est vrai que cet Hamlet est radicalement différent de Qui es-tu Fritz Haber ? Prix Coup de Coeur de la presse OFF 2013 en Avignon.

Le roi du Danemark est mort… Sa femme Gertrude se remarie avec Claudius son propre beau-frère ! Le jeune Prince Hamlet, fils de Gertrude et du feu roi, et neveu de Claudius, vit très mal cette situation… Or, au dehors des remparts du château d’Elseneur, apparaît, les nuits de pleine lune, un spectre ! Y aurait-il quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark ! Des mots, des mots, des mots… Etre ou ne pas être, là sera la question.
La chose, en l'occurrence le fantôme du père d'Hamlet, apparait à plusieurs reprises, quasiment sorti d'un jeu vidéo, troublant la conscience de son fils qui, deux mois après sa mort et quelques heures avant le remariage de sa mère, ne peut (évidemment) pas se résoudre à l'oublier, encore moins à pardonner. Le décor (de Caroline Mexme, collaboratrice de Xavier Lemaire depuis dix-huit ans) est très sombre, Hamlet est tout de noir vêtu. Personne ne fait le deuil ... sauf Gertrude qui apparait, jupe fendue comme une fiévreuse adolescente.

Xavier Lemaire avait séduit le public avec Les Coquelicots des tranchées (Molière 2015 du Théâtre Public). Il signe (et revendique) ici la traduction, l'adaptation, et la mise en scène et il a conçu la pièce autour du personnage d'Hamlet en sachant qu'il confierait le rôle à Grégori BaquetMolière de la révélation masculine en 2014, lequel n'étant plus tout à fait un jeune homme, lui donne davantage d'envergure. On a beau savoir que c'est une pièce sur le doute on a le sentiment que cet Hamlet là a de puissantes convictions et qu'il n'en dérogera pas.

C'est intentionnellement encore que l'action n'est pas installée dans une époque déterminée ni restreinte à l'évocation d'un château, d’une chambre ou d’un cimetière. On pourrait même lui trouver une forme de contemporanéité. Les deux escaliers mobiles qui composent le décor (qui évoluera au fil de la représentation) suggèrent un espace, de la Terre au Ciel et du Ciel à l’Enfer. Les costumes de Virginie H participent à cette construction d'un monde fantastique.
Les esprits chagrins (encore) estimeront que le langage n'est pas de mise pour une cour royale. Camilla Barnes assume d'être repartie de l’anglais, brutal et charnel autant que poétique pour extraire un peu plus de 2 heures de dialogues des 5 heures potentielles. Les insultes ne sont guère politiquement correctes. On assiste à des scènes qui auraient leur légitimité dans un opéra rock. Aucun rôle n'est mineur et le travestissement est de mise.
La scène de théâtre de l'acte III, qui permet de démasquer l'oncle empoisonneur est jouée comme un spectacle dans le spectacle.
Le duel final semble un jeu dangereux (qu'on se rassure, le maître d’armes, François Rostain, a l'habitude de régler ce genre de combat au théâtre comme au cinéma). Un vrai vent de folie souffle sur la scène. Tout va plus vite que d'habitude. La pièce est presque raccourcie de moitié. Ça déménage comme dans un feuilleton télévisé et ça permet de ré-entendre le texte si souvent moqué : être ou ne pas être ...
Certes rien ne finit bien. Ophélie (délicate Pia Chavani) perdra la raison et la vie. Mais on a cru à la possibilité d'une rédemption. Xavier Lemaire a cherché à insuffler du lyrisme et de la comédie. C'était inattendu et au final heureux.

Hamlet de William Shakespeare
Traduction et adaptation de Xavier Lemaire et Camilla Barnes
Mise en scène Xavier Lemaire
Avec Grégori Baquet - Hamlet, Christophe Charrier – Horace, Pia Chavanis - Ophélie, Julie Delaurenti - Gertrude, Reine de Danemark, Olivier Denizet - Guildenstern, le 2e paysan, Osric, Laurent Muzy – Barnard, le 1er comédien, un garde, le prêtre, Didier Niverd - Polonius, le prêtre, Manuel Olinger - Claudius, Roi de Danemark, Stéphane Ronchewski - Rosencrantz, le premier paysan, Ludovic Thievon – Marcel, le 2e comédien, un garde, un messager, Philipp Weissert – Laërte, Francisco, la comédienne
Décors : Caroline Mexme
Costumes : Virginie H
Lumières : Didier Brun
Musique : Frédéric Jaillard
Maître d’armes : François Rostain
Du 9 mars au 22 avril 2018
Du mardi, vendredi et samedi  à 20h30 - mercredi et jeudi à 19h - matinée samedi à 16h
Relâche dimanche et lundi
Au Théâtre 14- 20 rue Marc Sangnier, 75014 Paris
Renseignements et réservations : au théâtre ou par téléphone au 01 45 45 49 77
Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Laurencine Lot

Éparse de Lisa Balavoine

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Voilà un titre, Eparse, qui correspond parfaitement au contenu, un peu comme un pêle-mêle où se chevauchent des photos prises au fil de toute une vie.

Il est différent des autres romans mais pourtant pas vraiment unique même si l'auteure invente une nouvelle forme. On peut le ranger dans la même famille que Les rêveurs ou Mon père, ma mère et Sheila, tous des premiers romans d'ailleurs.

Lisa Balavoine nous le tend comme elle poserait sur le lit un immense quilt, assemblés d'une infinité de morceaux qui composent un tout cohérent.

Dans ce livre (p. 24) il serait question d’aimer, il serait question de raconter (...) Le beau comme le sale (...) Des histoires de rien parce que je ne vise pas bien loin.

C'est une juxtaposition de brèves et d'articles plus longs, ponctué de réflexions (qui parfois se limitent à une ligne), de citations, de listes et de souvenirs musicaux très éclectiques, de Brassens à Madonna (La Isla Bonita) qui sont le fil rouge du roman. La bande originale nous est donnée à la fin, comme le fait aussi Isabelle Carré (et Lorraine Fouchet systématiquement). C'est une excellente pratique.

Je ne connais aucun autre ouvrage qui soit autant semé d'étoiles. Difficile d'écrire une chronique qui soit cohérente en ne sachant pas par quel bout commencer ...

Réglons la question du patronyme. Elle s'appelle Lisa à cause de la chanson de Cat Stevens 1970 Sad Lisa (p. 30) que vous allez vous aussi vous précipiter pour l'écouter ... et vous souvenir vous aussi parfaitement du refrain.

Le lecteur cherche toujours des ressemblances, en veut plus encore en terme de confidences. La jeune femme nous prend de court. Non elle n'est pas de la famille du chanteur (Balavoine) même si petite, elle aimait raconter qu'il était son oncle. Cela me valait un certain succès dans la cour de récréation, sauf les jours où à la cantine on faisait bol de riz par solidarité avec l'Ethiopie. (p. 43)

Et puisque nous parlons de ressemblances accordons lui que oui elle a un petit coté Liv Ullman (comme elle le lance elle-même p. 160). Moi c'était à Caroline de Monaco qu'on me comparait ... quand j'étais jeune. Aujourd'hui je crains davantage de ressembler à Françoise Fabian.

Lisa Balavoine nous parle d'elle et se raconte avec honnêteté : je suis une fille particulièrement décousue ... (p. 35) mais non sans humour puisqu'elle nous l'écrit après nous avoir parlé de Robes de Vincent Delerm (une chanson sur la mort de Dalila, qui permet d'entendre la superbe voix parlée de Rosemary Standley de Moriarty).
Elle confie qu'elle a eu la sensation que le chanteur lui avait dérobé un pan de sa mémoire. J'ai ce même étrange sentiment quand je lis ces mots que j'aurais pu écrire moi aussi : j'ai souvent en tête le visage de Meryl Streep observant par la fenêtre d'une voiture Clint Eastwood qui l'attend sous la pluie. J'aimerais qu'elle ouvre grand la portière et se précipite pour le rejoindre. (p. 48)

Elle a gagné un premier prix à un concours de lettres d'amour (p. 89 )... et moi de moi-même mais je ne sais pas si je suis plus Hardy que Dutronc. Je les aime différemment. Je crois qu'à l'inverse d'elle je préfère le fils. Par contre, oui, comme elle, je dois convenir que je ne me donne pas suffisamment de mal dans mes relations amicales. (p. 90)

On se trouve un infinité de points communs et de souvenirs partagés : le formica bleu pâle, jouer à la maîtresse d’école (plus le temps avec le téléphone), avoir été première de ma classe, avoir croisé Fanny Ardant à Barcelone (sauf que moi c'était à Paris).

Lisa est très forte dans un genre particulier, l'énumération. Evidemment quand on a traversé les années 70-80 on se reconnait dans tout ce qu’elle a connu (p. 18), qui est le résumé d’une vie mais aussi d’une génération : ce qui n’est plus, perdu à jamais comme les ouvreuses qui vendaient des esquimaux dans les salles de cinéma, les téléphones à cadran, les patins avec quatre roulettes, la vie avant Internet ... on a envie de tester les trois pages sur nos enfants pour vérifier si ça leur dit au moins quelque chose.

Et elle nous jette comme un bonbon son premier néologisme nostalgymnastique dont en bonne professeur-documentaliste, elle fournit la définition, du moins sa définition. je les aime tous, en particulier celui-ci, désordinaire (p. 121).

Dès qu'on croit la comprendre, Lisa surprend et semble insaisissable. Par pudeur elle ne s'épanche pas  longtemps sur les violences conjugales subies par sa mère, mais elle s'attarde sur l'alcoolisme. Elle raconte cette fois avec crudité ses expériences sexuelles. Elle nous donne la liste de ses peurs (p. 43), ça change des envies. Elle n'hésite pas à dire dans les premières pages ce qu’elle n’aime pas (p. 11). Elle donnera aussi les peut-être, les parce que (p. 158), les je fais ce que je peux (p. 165) et tout ce qu'elle a perdu (p. 159). 

Pour la comprendre il faut tout lire. Son livre tient la promesse (p. 10) : Je voudrais pouvoir décoller les différentes couches de papier peint de ma vie pour retrouver le lé d’origine. Pardonnez-moi le jeu de mots mais il en faut du courage pour ainsi se livrer.

Elle excelle dans la nature morte littéraire. La description (p 11) de sa salle de bains (je me retiens de faire le lapsus "sale") est un morceau d'anthologie à brandir pour contrer les reproches de nos proches. J'ai comme elle pléthore de crèmes jamais utilisées dont la date de péremption est dépassée.  Mais Lisa est effrayante. Il me vient une question : serais-je dépassée ?

La personnalité de Lisa est décidément touchante. Sa toute première confidence d’une longue série  n'est pas banale : Enfant, je n’avais pas envisagé de devenir une personne normale. (p. 9) Mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle ait choisi une voie en particulier : Tous ces gens qui déclarent : "J'ai l’impression de passer à côté de ma vie". Je me demande quelle destination ils choisissent à la place. (p. 13)

Car là est bien le noeud du problème (existentiel) : je sais bien qu'un jour tout ce que je vis maintenant me semblera lointain et je me rendrai compte que je n'en ai pas assez profité, que c'est passé trop vite et que je le regrette. (p. 205) Les souvenirs, cette terrible vie qui n'est pas de la vie et qui fait mal. Albert Cohen, le livre de ma mère, 1954

Tout nous pousse à penser que si je le pouvais, je rembobinerais le film (...) je ferais parfois les choses autrement, mais parfois aussi je ferais pareil, parce que j'ai pas tout le temps merdé. (p. 241)

Et cela malgré la petite phrase assassine de son fils âgé de huit ans : je tiens à te dire que tu n'es quand même pas une mère modèle (p. 55), très équivalente de celle de ma fille : jusqu'à l'âge de 7 ans j'ai cru que j'avais les meilleurs parents du monde. Disons pour nous consoler, qu'il est bon de n'être pas idéalisé par nos enfants. La statue sera moins difficile à déboulonner.

L'amour est un de ses sujets de prédilection. D'abord parce qu'il est fragile : j’aimerais comprendre ce qui fait qu’on aime puis qu’on n’aime plus (p. 42). Parce qu'il est insaisissable comme le chante  Alain Souchon : toute ma vie c'est courir après des choses qui se sauvent (in L'amour en fuite).

Il est prétexte à dresser la liste de tous ses amoureux célèbres et qui ne l'ont pas su (p. 67) en toute clandestinité et j'en partage quelques-uns avec elle. L'amour est partout, y compris dans les chansons (p. 141) : Je ne remercie pas Leonard Cohen à qui il aura suffi d'une chanson pour me convaincre qu'il était l'homme idéal (I'm your man, c'est dans sa bande originale et elle ajoute un extrait en dessous). J'ai envie de lui répondre Nevermind ou Did Y ever love you.

Elle raconte superbement l'amour, le désamour, le ressenti au moment de refermer pour la dernière fois (quand on a pleinement conscience que ce sera la dernière) la porte de l'appartement (p. 45). Après l'amour surgit le désamour, sans que l'on sache pourquoi ni comment : à un moment donné, l’amour disparaît. (...) on se détache de tout ce qui nous lie, on se sépare de tout ce qui nous tient (p. 27). Vient alors le moment de se quitter ... forcément ... et de se poser une nouvelle question (p. 83) : Y a-t-il une bonne façon de se quitter ?

Son mari la quitte en octobre 77. Brassens chantait 7 ans plus tôt la non-demande en mariage (qu’elle adore et qui bien sûr figure dans sa bande originale). Lisa compose (p. 22) un avis de séparation, dont elle raconte plus loin (p. 48) la concrétisation devant le juge comme si c'était une union. Quant à son tableau, en deux colonnes, le pour et le contre vivre ensemble (p. 190) ... c'est juste "trop" drôle.

Eparse signifie "en morceaux, tiraillée". Lisa s'explique sur le choix du titre (p. 38) On cherche les lignes droites, mais elles sont éparses et on doit se résoudre à suivre le mouvement.

Elle voudrait nous faire croire qu'elle ne s'y retrouve pas dans tout ce désordre (p. 165) mais elle a tort, on s'y retrouve très bien. On partage sa vie qui, parfois, est aussi un peu la nôtre. On peut nous aussi pleurer en entendant Bashung chanter des kilomètres de vie en rose (in La nuit je mens p. 45).  Et ressentir un coup de blues en lisant certaines paroles : avant je ne pensais jamais à la mort. Désormais il m'arrive d'envisager que je meure (p. 72).

Par contre elle nous conforte dans nos travers en nous faisant sourire. Si elle possède 57 paires de chaussures (p. 82) on peut bien en avoir une cinquantaine, non ? On aime beaucoup cette cuisinière si modeste (p. 23 mes spécialités culinaires sont le poulet thaï et le fondant au chocolat. Je ne vise pas un grand nombre d’étoiles.

Éparse est un magnifique book trip. Sa lecture nous fait revisiter les quarante dernières années en accéléré. Il peut même arriver qu'on y apprenne un évènement qui nous avait échappé. Comme la mort de Lou Reed (p. 212) qui m'a poussée à écouter Pale blue eyes en me recueillant mais j'ai choisi une autre reprise, celle d'Emily Loizeau.

Il n'y a qu'un point sur lequel je ne suis absolument pas d'accord avec elle quand elle prétend attendre  toujours de vivre mon quart d'heure de célébrité warholien (p. 91). De toute évidence ce premier roman lui offrira l'occasion d'en vivre plusieurs. Et on s'en réjouit !

Lisa Balavoine, professeur-documentaliste, vit et travaille à Amiens. Eparse est son premier roman.
Éparse de Lisa Balavoine, ou les fragments d'un discours d'une amoureuse de la vie, en librairie depuis le 3 janvier 2018

Un menu tout poisson avec Pavillon France

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Vous connaissez sans doute le logo de Pavillon France, qui est la marque des produits de la pêche française. Le site valorise toute la diversité des produits de la mer français, avec l'objectif de soutenir la filière et d'aider le consommateur à choisir et cuisiner les produits de la pêche en toute simplicité. Il frétille de recettes, simples, souvent originales, toujours bien pensées.

Aujourd'hui je vous en donne trois, que j'ai eu la chance de réaliser en suivant les conseils du Chef Olivier Chaput.

Ce qui est surprenant c'est qu'il a réussi à caser du poisson en entrée, en plat et en dessert, et qui plus est à chaque fois associé à un fruit.

Ce qui n'est pas étonnant c'est combien nous nous sommes régalés, en premier en raison de la fraicheur des produits, mais aussi de la justesse des assaisonnements.

Très sincèrement vous auriez tort de ne pas vous inspirer de ces recettes ... qui à l'heure où j'écris cet article ne sont pas sur le site. Voilà donc une petite exclusivité A bride abattue en quelque sorte.

Le menu se déploie entre :
Haddock fumé et croquante de fenouil à l'orange
Filet de lieu noir, purée de patates douce parfum coco, vinaigrette passion
Sablés à l'encre de seiche, crème légère au citron
                 
Et en bonus je vous dirai à la fin comment j'ai cuisiné de beaux maquereaux tout frais.
On commence par l'entrée avec le Haddock fumé et croquante de fenouil à l'orange
(mais bien entendu si vous décidez d'enchainer les trois recettes organisez vous en démarrant le dessert en premier puisqu'il a besoin de refroidir ...)
 
Il faudra (mais les poids sont indicatifs et fonction de votre appétit) :
200 grammes de haddock (des établissements J.C. David)
2 fenouils
2 oranges sanguines
1 citron vert
1 cuillère à soupe de vinaigre de riz
1 cuillère à soupe d’huile d’olive
1 cuillère à soupe d’huile de sésame
1 pincée de sésame blanc
1 pincée de sésame blond
1 pincée de sésame noir
1 pincée de sel 

J'adore le fenouil que je cuisine souvent, toujours tranché fin, à la mandoline ou avec un bon couteau d'office. Je le trouve aussi bon cru que cuit. Cette fois il marinera dans une vinaigrette qui l'attendrira.

Le conseil d'Olivier est de retirer la partie très dure du bulbe ainsi que les tiges qui seront utilisées pour une autre recette en complément de pommes de terre pour une purée par exemple.

La vinaigrette est obtenue avec le jus du citron vert, le vinaigre, l’huile d’olive, l’huile de sésame (qui apporte un plus en terme de parfum) et le sel.
Les oranges seront pelées à vif, c'est à dire qu'on n'en garde que les suprêmes. On les ajoute au mélange fenouil-vinaigrette et on en garde quelques-uns pour le dressage dont l'élément clé est de composer des fleurs de haddock.
Pour cela on tranche le poisson très finement et on pose les tranches en les faisant se chevaucher. On roule ensuite précautionneusement en commençant par la première (qui est sous les autres) et on pose verticalement. C'est un coup de main à prendre et franchement cela vaut qu'on fasse l'effort. Effet garanti !
On saupoudre à la fin de graines de sésame.
Passons au plat, un Filet de lieu noir, purée de patates douce parfum coco, vinaigrette passion
Les ingrédients :
4 filets de lieu noir
2 patates douces
20 cl de crème de coco 
50 grammes de beurre 
1 l de lait écrémé
2 fruits de la passion 
du persil
de l’huile d’olive
1 citron
1 bouquet garni
sel, poivre

Olivier nous a appris que le lait de coco est celui qui est le plus proche du lait de vache et qu’il a beaucoup de qualités nutritionnelles. La recette est adaptée au lieu noir (qui est un poisson très économique) elle sera tout autant réussie avec du cabillaud, voire même de la lotte.

On commence par l'épluchage des patates qui sont vraiment plus dures que les pommes de terre (c'est normal) et on les coupe en petits morceaux. On met dans une casserole, en ajoutant de l’eau à hauteur, du sel et on fait cuire environ 20 mn à frémissement. On les passera au blender une fois égouttées, avec le beurre et la crème de coco. Salez et poivrez.
Les filets de poisson seront pochés dans le lait avec sel, poivre et bouquet garni à frémissement, environ 10 minutes avant de réserver hors du feu dans le lait. Plus tard on filtrera le lait que l'on pourra conserver 3 jours au réfrigérateur pour l'employer pour une béchamel ou une purée de pommes de terre.
Le petit plus (déterminant) de la recette est cette fois la vinaigrette passion, très facile à faire et qui croque sous la dent. On prélève les grains et le jus des fruits de la passion et on ajoute le jus d’un citron, 2 à 3 cuillères à soupe d’huile d’olive, du sel, du poivre.

On dresse le poisson en équilibre sur la purée. On verse un peu de vinaigrette et on dispose une feuille de coriandre.
Et on termine avec comme dessert, une verrine de Sablé à l'encre de seiche, crème légère au citron
L’encre de seiche a très peu de goût. Elle est davantage là pour surprendre mais j'ai beaucoup aimé le contraste de couleur avec la crème au citron. ce serait dommage de ne pas en demander à votre poissonnier quand vous achèterez haddock et lieu.

Pour le sablé charentais :
1 œuf entier
100 grammes de sucre 
100 grammes de beure 
200 grammes de farine 
1 cuillère à café d’encre de sèche 
1 pincée de sel

Pour la crème au citron :
2 œufs 
1 jaune d’œuf (le blanc servira pour les meringues)
150 grammes de sucre en poudre
250 grammes de jus de citron fraîchement pressé 
250 grammes d’eau 
40 grammes de maïzena 
300 grammes de mascarpone 

Pour les meringues :
100 grammes de blanc d’œuf 
100 grammes de sucre glace 
1 petite pincée de sel

J'avoue, les meringues étaient déjà faites. Vous n'êtes pas obligés de "tout" faire. Et d'ailleurs je ne suis pas certaine que la meringue soit indispensable au succès de ce dessert. L'association sablé-crème est juste divine.
Pour le sablé, on a monté au batteur l’œuf et le sucre puis incorporé (alors à la main) le beurre pommade avant d'ajouter l’encre de seiche (sans les mains !!! mais avec la spatule), et enfin la farine jusqu’à obtenir une pâte lisse.
On étale la préparation entre deux feuilles de papier sulfurisé que l'on écrase au rouleau à pâtisserie pour abaisser la pâte jusqu’à l'épaisseur souhaitée, proche de 0,5 cm. On retire la feuille du dessus et on fait cuire 12 minutes sur une plaque thermostat 5-6.

Pour la crème, on fouette les œufs avec le sucre en poudre puis la maïzena jusqu’à ce que le mélange blanchisse et devienne mousseux. On incorporez le jus de citron et l’eau bouillant. On pose sur le feu en fouettant sans arrêt jusqu'à épaississement. On laisse alors refroidir complètement. Le mascarpone est ajouté froid plus tard, juste avant de servir. Cette crème citron est parfaite et réalisée sans gélifiant.

Pour les meringues, on aura suivi une procédure classique ... quelques heures plus tôt pour qu'elles aient eu le temps de refroidir.

Le dressage est plus élégant en verrine (nous avions des verres en plastique à disposition) en disposant d'abord des morceaux de sablés (cassés grossièrement) et en recouvrant de crème.
Dans une verrine déposez des morceaux de biscuits, puis 3 cuillères à soupe de crémeux, puis une meringue si on en a. En juin on poserait une fraise ...
J'avais des maquereaux ... entiers ... que j'ai réussi à vider le lendemain selon la bonne procédure en suivant les conseils du site de Pavillon France.
Je les ai posés ensuite sur un lit de tomates en morceaux et d'oignons (préalablement revenus dans une poêle) en utilisant un plat Appolia micro-ondable, et qui permet aussi de transporter le résultat au bureau le lendemain. J'ai filmé et cuit tout simplement quelques minutes au micro-ondes.
Je les ai accompagné de pâtes japonaises très fines qui cuisent très vite (seulement 90 secondes à l'eau bouillante)

Seuls les enfants savent aimer de Cali, au Cherche Midi

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Seuls les enfants savent aimer, c'est écrit page 65 (...) Seuls les enfants meurent d'amour. (...) A chaque seconde le coeur d'un enfant explose.

Sans doute le coeur de Cali n'a pas encore cicatrisé puisque à près de cinquante ans il publie ce livre qui, même s'il est présenté comme un roman, est un cri d'amour déchirant : Tu me manques à crever, maman. Jusqu'à quand vas-tu mourir ? (p38)

Ce qui est difficile à percer c'est si Cali a écrit avec les yeux de cet enfant de 6 ans qui regarde le cortège funéraire de sa mère passer sous sa fenêtre ou si ses mots sont ceux d'un adulte. Le fait qu'il n'ait pas signé le livre de son vrai patronyme, Bruno Caliciuri, mais de son nom d'artiste fait pencher du côté de la seconde hypothèse qui, forcément, relève moins de l'intime. Cependant je considérerai le texte comme un récit, par respect pour l'homme dont la perte d'une maman si jeune est forcément un grand traumatisme.

Je l'ai rencontré un soir de 2011, dans une toute petite salle de banlieue. Il était venu au Pédiluve soutenir une jeune artiste, Lise, et nous avait fait la surprise de surgir en plein récital. Plus récemment c'est le chanteur MontparnassE qui m'a dit combien il avait été encourageant pour lui. Il lui a offert une chanson au titre ô combien symbolique : Ecoute-moi jusqu'au bout.

L'artiste surprend parce que, jusqu'à présent, il nous avait habitué à une certaine euphorie, mobilisant l'attention d'une salle entière, se jetant depuis la scène dans les bras de son public, ... même si on aurait pu deviner la fracture derrière le point d'interrogation de son grand succès C'est quand le bonheur ?

On a envie de lui répondre qu'il faut pour cela avoir terminé le travail de deuil qui, chez lui dure l'éternité. Il n'a pas manqué de réconfort chez son pépé et sa mémé dont il se souvient des gâteaux de semoule (p. 86). Le lecteur trouvera qu'il a bien de la chance d'avoir reçu autant d'amour malgré ses colères d'enfant intolérant à la frustration. On a tous rêvé d'avoir un grand-père capable d'affirmer qu'il s'est chopé des poux (p. 88) pour éviter la honte à son petiot.

Il n'a pas manqué non plus de peines puisqu'on a volé son Setter irlandais et que Igor, le chien adoré de son grand ami Alec, est mort. Lui même frôle la mort en avalant de travers un bonbon après avoir réchappé de justesse à une péritonite (p. 59).

On voit une enfance se dérouler au petit bonheur la chance, ou le contraire ... Le gamin a pleinement conscience que sa vie n'est pas "normale" et il fait avec. Comme il peut et en cela son témoignage est extrêmement sensible. Il est né à une époque où l'on pensait protéger les enfants en leur cachant les drames. Françoise Dolto n'avait pas encore alerté les adultes sur le fait que les enfants comprennent tout, pour peu qu'on prenne le temps de leur parler avec des mots justes.

Le petit Bruno devenu adulte écrit avec ironie : tout le monde sait bien que le mensonge, c'est comme la mort, ça n'existe pas. (p. 14). C'est bien parce que cet enterrement qu'on lui cache est une forme de tromperie. Il donne à la petite chatte qu'il reçoit en cadeau le prénom de sa mère Mireille, mais il emploie en public un Mimi plus discret (p. 121). L'enfant a bien saisi les enjeux. Et on devine combien il a pu être sensible au chagrin de son papa ... inconsolable, qui se réfugie dans l'alcool. 

Quoiqu'il en soit le petit Bruno a raison : le chagrin n'est pas un papillon prisonnier. Il ne s'envole pas (p. 94). On ne peut pas grand chose contre le destin. Les mains de son grand-père sont bienfaisantes, capables de soigner tout, ou presque, mais pas le cancer de sa mère. L'oiseau qu'il a visé incidemment avec la carabine à plomb est bel et bien tombé, et il n'aurait pas fallu pousser Jean-Pierre Bini en dehors de sa piscine. Il conçoit de tout cela une vive culpabilité.

Sa mémé espagnole lui chantait cette berceuse célèbre aussi dans toute l'Amérique latine : Duerme, duerme, negrito, Que tu mama está en el campo, (...) Y si negro no se duerme, Viene diablo blanco, Y ¡zas ! Le come la patita.

Le message est clair, l'enfant doit vivre sans se préoccuper des soucis du monde des adultes : Dors, dors, enfant noir, Pendant que ta mère est aux champs, (...) Et si le noir ne s'endort pas, Viendra le diable blanc, Et patatras ! Il te mangera ta petite patte.

Par chance Bruno est un enfant plein de vitalité, nourri de l'amour de sa maman et de la force des sentiments qui unissaient ses parents, encouragé par celui de ses grands-parents, (fort aujourd'hui de l'amour de Caroline, la mère de ses deux derniers enfants), alors malgré tout il joue, réussit à se lier d'amitié, et place de grands espoirs dans une danse catalane pour se rapprocher d'une petite fille dont il est déjà amoureux, une certaine Carol Bobé qui ne s'intéressera pas longtemps à lui.

Cali est resté fidèle à sa maman, à toute sa famille ... à cette Carol qu'il a revue et soutenue jusqu'à ses derniers jours, l'enjoignant à tenir parce que (ou puisque) il parlait d'elle dans ce roman qui lui est dédié. Elle est morte le jour de la remise du manuscrit à l'éditeur. Mais elle existe toujours dans les coeurs.

On souhaite à Cali que ce roman l'ait aidé dans ce travail de deuil indispensable, et qui ne signifie pas l'oubli mais peut-être la fin des pleurs ... ceux là même qu'il nous confie dans sa chanson :
Maman nous regarde du fond de sa photo
Ça fait mille ans qu'elle traîne sa robe jaune à carreaux
Je ne peux pas pleurer plus que ça
Seuls les enfants savent aimer, de Cali (Cherche Midi) en librairie depuis le 18 janvier 2018

Le dernier porc de Horace Engdahl chez Serge Safran Editeur

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Avec un titre pareil, Le dernier porc, on ne peut que songer au déferlement des témoignages qui ont secoué les médias ces derniers temps. La campagne "Balance ton porc" incitant à dénoncer les comportements abusifs a démarré en France à l'automne dernier et on a envie de croire que Horace Engdahl, bien que suédois, mais parfaitement francophone, s'en est pas inspiré pour écrire ce livre. Sans doute pas puisque l'édition originale, suédoise, date de 2016.

Laissons parler l'auteur (p. 16) : J'aimerais à cette occasion rappeler la phrase qu'on pouvait lire dans une ancienne dissertation d'un écolier : "Si le porc pouvait dire  : "Je suis un porc", il ne serait plus un porc mais un être humain." Voilà une vraie perle philosophique.

Que pouvons-nous ajouter ? Ce livre mince de moins de 100 pages ose multiplier les questions et ne se lit pas si vite qu'on pourrait le penser. On se surprend à revenir moult fois en arrière pour décrypter le sens caché, et peser s'il s'agit d'un premier ou d'un second degré. L'auteur a le (grand) mérite de nous forcer à réfléchir.

Un homme dont le couple vient de voler en éclats, essaie de recoller les morceaux. Son monologue, théâtralisé, est une méditation sur la vie, le fait de vieillir, les rapports entre les êtres. Et plus particulièrement ceux entre l’homme et la femme. Quand l’homme, sur la défensive, essaie de comprendre et de faire comprendre que tous les hommes ne sont pas des violeurs potentiels et toutes les femmes des victimes.Loin d’être un pamphlet antiféministe, Le dernier porc est une réflexion sur l’abandon, le souci de rentabilité – y compris au niveau affectif -, au sein de la société moderne, et l’expression d’une virilité menacée par la destruction de son ancien pouvoir.
Une angoisse perceptible se faufile entre les lignes : Penser est une façon de faire passer le temps (p. 23). Horace Engdahl explore les failles sociétales de la position de l'homme et de la femme et de fil en aiguille en vient au couple dont l'institution vacille : Les couples ouvertement amoureux suscitent l'étonnement de leur entourage, parfois des sourires embarrassés ou de longs regards envieux- mais avant tout de l'étonnement. On se dit : cela existe encore ! (p. 44)

Mais le coeur nucléaire de son traité c'est le concept d'inemployabilité qui concerne tous ceux à qui personne ne veut fournir une occupation (p. 45). Etre jugé inapte est un verdict pire que la culpabilité. Ce qui fait songer le révolté à suggérer des stages de préparation à l'indifférence (p. 62). L'auteur peut être rassuré. Son manifeste ne laisse pas indifférent.

Le personnage, un homme, d'âge incertain, ni jeune, ni vieux, s'adresse au lecteur depuis une tribune.  Il ne cesse de grogner contre tout sans épargner personne, et surtout pas la gente féminine. C'est un porc ... à moins que ce ne soit qu'un travestissement. On dirait une pièce de théâtre. Le livre est truffé de références littéraires, théâtrales et même scientifiques ( sur la couleur des feuilles p. 92). J'espère d'ailleurs qu'il suscitera des envies chez les metteurs en scène, à l'instar de la nouvelle de Simone de Beauvoir, La femme rompue. On rêve à plusieurs reprises de la rencontre entre ce dernier porc et Murielle.

Horace Engdahl, né en 1948 à Karlskrona en Suède, est écrivain, critique, spécialiste de la littérature suédoise, traducteur (Blanchot, Derrida) et membre de l’Académie suédoise.

Le dernier porc est son troisième ouvrage traduit dans notre langue. Il succède à Café Existence et à La Cigarette et le Néant publiés chez le même éditeur.

Le dernier porc de Horace Engdahl, paru en Suède en 2016, publié en France chez Serge Safran éditeur, en librairie depuis le 1er mars 2018

En tout bien tout honneur d'Olivier Chavarot

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L'expression prend sa source dans l'Avare de Molière. "En tout bien tout honneur" signifie sans arrière pensée, sans relation sexuelle. Quand un homme propose une soirée à une femme en invoquant cette expression il y a fort à parier qu'il pense tout le contraire. Mais qu'en est-il quand c'est une femme qui le dit ?

Benjamin Zeitoun, dont le métier principal est d'être opticien, a voulu regarder à la loupe les failles d'un fait divers tragique, totalement réel, dont il a eu connaissance et qui s'est déroulé en Australie. Un homme, habitué à avoir recours à une application pour faire des rencontres, tombe littéralement amoureux de la photo qu'il découvre sur son smartphone, parvient à obtenir un rendez-vous et perd le contrôle de la situation.

On ne sait pas si la jeune femme est une croqueuse d'hommes ou si elle est sincère. Toujours est-il que, sous l'effet de l'alcool, cette rencontre d'un soir bascule dans le drame au lieu d'évoluer en une belle relation ou du moins vers la comédie romantique.

Benjamin Zeitoun incarne ce célibataire en quête de l’âme sœur et présente une nouvelle facette de ses nombreux talents (il est aussi écrivain et organisateur du Benjamin Show). Aurélia Montea assure le rôle de la jeune femme avec une telle ambiguïté que le spectateur s'interroge sur ses motivations. Lucienne Moreau, la grand-mère préférée des français, y fait une apparition pétillante.

Olivier Chavarot a réussi une réalisation qui confère à ce court-métrage les qualités d'un long, aussi en terme de décors, de lumières, de scénario que de distribution. Les séquences sont agencées de manière à ce que le spectateur soit surpris par l’imprévisible.

Il va de soi qu'une projection appelle naturellement à poursuivre avec un débat sur les nouvelles tendances en matière de rencontres. Et même si ce court-métrage est en soi une réussite il a aussi le mérite de pouvoir être un support d'information et de mise en garde qui fait défaut, surtout auprès des jeunes.

A signaler que Benjamin Zeitoun est également le producteur du film. Il est décidément le patron slash que j'avais rencontré l'an dernier. Nous aurons sans doute d'autres surprises avec lui.

En tout bien tout honneur, court-métrage de 20 minutes, réalisé par Olivier Chavarot avec Benjamin Zeitoun, Aurélia Montea, Malcolm Conrath et Lucienne Moreau.

Un goûter au Meurice

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J'en rêvais ... je suis allée prendre un tea-time au Meurice, entrainée par mon amie Stéphanie, dans ce bel espace qu'est le grand salon redécoré par Philippe Starck en 2007. Il porte en toute légitimité le nom de Salvador Dali qui fit du palace sa résidence pendant trente ans.

Une draperie monumentale, réalisée par Ara Starck, peintre (musicienne et fille du designer), est tendue au plafond. Une phrase pleine de poésie court le long tout autour de la salle, sans vraiment de début et de fin, laissant le visiteurs libre de l'interpréter :

Il y a quelqu’un derrière l’horizon / Mais il se fait tard allons souper / Sous la spirale étroite des murmures / Que domine un petit jardin / Ceci et cela / Le troisième acte est le plus court /Silence traversé au-delà / Quelques reflets égarés.

Un immense miroir, dans lequel la draperie se reflète, masque à demi l'entrée des cuisines au fond de la salle. Des suspensions en cuivre, avec des abat-jours en soie naturelle claire, ponctuées d’une goutte de polymère qui enferme la lumière sont placées sur les colonnes qui entourent l’espace, instaurant une certaine intimité à un lieu qui, sinon, ne serait que prestigieux.
La contemporanéité tutoie le classique. Le surréalisme se retrouve dans l'assiette (de porcelaine peinte, par Bernardaud) quand arrive une des créations de fruits en trompe-l’oeil qui ont fait la réputation du Chef pâtissier Cédric Grolet. Son travail lui a valu le titre de "Meilleur Chef Pâtissier au Monde 2017" par Les Grandes Tables du Monde.
Le tea-time promet un moment de détente absolue et il est vrai que le service est parfaitement à la hauteur pour nous humains, confortablement installés dans les fauteuils, créés par Philippe Starck, imprimés de dessins réalisés par Ara Starck, mais aussi pour nos amis à quatre pattes qui sont les bienvenus. Une coupe d'eau leur sera apportée sans qu'ils aient besoin de japper pour la réclamer.
Que l'on opte pour la formule classique avec son choix de thé, café ou chocolat chaud de la manufacture Alain Ducasse, ou la formule au champagne (brut ou rosé), le service sera souriant, précis et néanmoins discret.

Un plat dit serviteur permet de mettre en scène les gourmandises salées et sucrées sur trois étages, le premier pour l'assortiment de Finger sandwhichs, le second pour les Scones maison, et le troisième pour les "Gourmandises du chef pâtissier Cédric Grolet".
On commence évidemment par les toasts salés qui s'accordent très bien avec lThé de Longévité Suprême, un Fujian qui donne ici un merveilleux thé blanc, aux tanins très fins, avec des intonations de mandarine, quelques notes subtiles de boisé vanillé, et une finale d'anis qui confirme la fraicheur et l'originalité de ce grand cru. Stéphanie avait opté pour un jus de fruits et légumes.


Sur la table, clotted cream et confitures enrichiront les Scones encore tièdes, grâce à la serviette qui les emprisonne, et plus tard un morceau de brioche beurre demi-sel qui sortait du four. Mention spéciale pour la crème qui mérite le qualificatif trop galvaudé : à tomber.
On poursuit avec le cookie que l'on m'avait annoncé comme exceptionnel et qui est inoubliable, aussi bien en terme de saveur que de texture.
Ce sont ensuite les fameuses pâtisseries du chef. Avec une tartelette au tourbillon vanillé parfaitement formé.
Et une tarte au pamplemousse dont la pâte est bien entendu croustillante à souhait. Il faut oser casser la coque meringuée dorée ultra-légère pour voir apparaître tout le travail de conception avec pulpe, mousse et morceaux de fruit ...
Les portions sont réduites dans la formule et les gourmands peuvent commander à la carte. Par exemple le Paris-Brest 100% Pistaches dont le goût est à la hauteur du visuel.
Ou un des trompe l'oeil où le chef excelle comme la Poire hyper-réaliste ... qu'il ne faut pas faire attendre parce qu'elle sort sans doute de la chambre froide (ce qui est logique).
Une stagiaire pâtissière au sourire charmant vous proposera sans doute une douceur. Selon les jours ce peut être une madeleine au miel ou une profiterole roulée dans du gros sucre, fourrée d'une glace vanille.
L'après-midi se déroule ainsi paisiblement, avec gourmandise mais dans une certaine sérénité, laquelle se prolonge quand on se risque dans les couloirs du palace où, là encore le classique a rendez-vous avec le surréalisme.
On est tenté de vouloir approcher les créations de Cédric Grolet. Son niveau est sans doute inatteignable. Mais il a publié ses recettes dans un livre que j'ai feuilleté et qui m'a semblé tout à fait réaliste, ce qui est rare dans ce domaine. Souvent les photos sont sublimes mais le déroulé des recettes comporte des oublis ou le niveau de difficulté est tel qu'il n'est pas possible de les réussir. 
C'est une alternative à ce tea-time pour ceux qui n'habitent pas en région parisienne. Ils pourront se régaler avec les cookies (on peut agrandir la photo en cliquant doucement dessus).
Et je vous donne les gaufres en prime. J'ai préféré viser la simplicité. Je laisse le trompe l'oeil au chef.
J'ajoute enfin pour être complète que Cédric Grolet a ouvert il y a quelques jours dans la rue adjacente un labo-boutique où l'on pourra trouver quelques-uns de ses grands succès en portion individuelle (compter entre 9 et 17€ pour les fruits sculptés) comme le Paris-Brest Cacahuètes, la Tarte citron, la Noisette ou la Pomme rouge. Son extraordinaire Rubik's Cube pourra y être commandé, 48 heures à l'avance. Le prix est à la hauteur de la perfection : 170 €, mais le dessert est conçu pour 12 personnes ...
Tea Time au Meurice - 228 rue de Rivoli - 75001 Paris
Tous les jours de 15h30 à 18h
01 44 58 10 44
Il est indispensable de réserver

Justice de Samantha Markowic, mise en scène de Salomé Lelouch

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Je suis allée voir hier Justice, écrit (et joué) par Samantha Markowic au Théâtre de l'Oeuvre, mis en scène par Salomé Lelouch. Plus que 2 représentations, à 16 h et 21 heures aujourd'hui. C'est prodigieux de justesse (oui c'est le mot) et interprété avec immense talent. C'est rythmé, intelligent. Le spectacle dégage une grande humanité et le texte est pourtant sans concession. La démonstration est brillante. Le théâtre du vrai peut être aussi du vrai théâtre. Bravo. Courez-y ! Et espérons une reprise ultérieure.

Parce qu'elle a été confrontée à la justice, Samantha Markowic a eu envie de travailler sur des interrogatoires, des témoignages, et des scènes d’audience, que Salomé Lelouch a mis en scène en nous plongeant au cœur d’une justice en temps réel, celle des comparutions immédiates. Elle avait très bien réussi à dénoncer ce que cachait le Politiquement correctà la Pépinière il y a deux ans et j'étais sure que cette nouvelle mise en scène serait une autre forme d'interpellation.

Je deviens dingue, voilà ce que répètent les trois comédiennes en écho sur tous les tons toutes ensemble, campées sur leurs jambes, droites devant le rideau de fer. Je me suis fait taper, putain, et il a un sursis. On attend la seconde ? C'est quoi cette justice ?

Une des bonnes idées du spectacle est de faire jouer les fonctions de procureur de la République, d'avocat et de prévenu (homme ou femme) uniquement par des femmes, dans un domaine si masculin. Elles sont donc trois comédiennes qui changent de rôles entre les scènes, démontrant que tout le monde peut un jour ou l'autre être de l'un ou de l'autre coté de la barre. Rien n'est tranché et la justice est une machine à broyer.

C'est par contre un peu énervant, cette valse des têtes d'affiche, qui fait qu'on vient pour quelqu'un alors que c'est un(e) autre qui est sur scène ... J'aurais bien aimé voir Camille Cottin mais je dois dire que la distribution de ce soir était excellente et fonctionnait parfaitement (Samantha MarkowicAidra Ayadi et Camille Chamoux). Il y a pire vous me direz quand un acteur est nominé Meilleur comédien aux Molières pour un rôle ... où il est remplacé par un autre ...
Lorsque s'ouvre le rideau de fer, on les découvre assises, sur ce qu'on devine être des piles de dossiers, format A3, en feutre noir qui composeront les meubles, les murs et où l'on puisera les affaires qui seront rendues ... en comparution immédiate, avec la particularité que dans ce type de justice, on ne juge que l'acte, pas la personne. Le décor est saturé de dossiers et c'est une excellente idée d'avoir évité l'écueil de la reconstitution.

Le vocabulaire est très précis. C'est celui de la justice que pour une fois on comprend, parce que la mise en scène et l'interprétation la rend intelligible, ce qui ne signifie pas qu'on valide le verdict. Le spectateur est ainsi toujours en alerte au profit du jeu des comédiennes et du texte qui fait souvent l'effet d'une bombe et que l'on jurerait (à tort) pour partie improvisé tant il est vivant :
Evidemment si on compare les 80 € que coute une journée de prison aux 800 d'une journée en hôpital psychiatrique c'est vite emballé et pesé.
Une sortie sèche de prison, les statistiques sont formelles, c'est 90% de récidive assurée (On se dit que tout ce petit monde pourrait faire un tour en maternelle. Les enseignants le savent bien que punir un enfant ne sert pas à grand chose, juste à apaiser la victime). A ce compte là il est logique que le personnage de Mohamed Ali réapparaisse régulièrement.

Mais le public apprécie aussi des moments de poésie avec par exemple la légende tzigane du quatrième clou qui n'a pas transpercé le corps de Jésus, et qui donc a accordé, en sorte de remerciement aux gitans le droit de mentir et de voler.

Le portrait de notre société est sans concession. On éprouve de l'empathie envers les délinquants autant que pour ceux qui font la justice et qui ne perdent pas leur passion. Chacun se sent concerné, ayant forcément vécu une des scènes ou connaissant un de ses proches qui a été emporté dans ce tourbillon, comme victime ou comme prévenu. Les chiffres donnés à la fin semblent surestimés et pourtant non : 75000 homicides volontaires chaque année, un peu plus d'un millier de viols, 95 000 conduites en état d'alcoolisme, 65 000 sous l'emprise de stupéfiants (des chiffres sans doute en deça de la réalité puisque pas vu pas pris), 275 379 peines de prison.

Combien de fois il sera nécessaire de marteler que le racisme n'est pas une opinion, c'est un délit ?

Justice est un moment de théâtre très fort, qui fait réfléchir mais qui remplit tout à fait aussi sa mission de divertir. C'est du grand théâtre.
Justice de Samantha Markowic
Du 10 janvier au 31 mars 2018
Mise en scène : Salomé Lelouch
Avec en alternance : Aidra Ayadi, Camille Chamoux, Camille Cottin, Samantha Markowic, Fatima N'Doye, Oceanerosemarie
Théâtre de l'Oeuvre
55, rue de Clichy, 75009 Paris
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